Construite entre le dernier quart du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle, la maison de la rue des Cancans se compose d’un premier bâtiment de plan carré et d’une extension au nord-ouest de la parcelle (Foltran 2016, p. 405). Elle se développe sur trois niveaux, dont le dernier résulte de l’abaissement du plancher et du plafond du premier étage durant la période contemporaine. Donnant sur une ancienne rue marchande, l’élévation extérieure sud témoigne de transformations au rez-de-chaussée, où il est probable que plusieurs baies conservées formaient initialement les arcades d’une boutique (Langlois, Foltran, Sarret 2016, p. 6). Le premier étage devait quant à lui être réservé à l’habitation. Il est percé de deux baies géminées moulurées et sculptées de motifs végétaux, au style similaire à celui de la cathédrale Saint-Nazaire de Carcassonne, dont le chantier pour sa reconstruction commence vers la fin des années 1250 (Foltran 2016, p. 406). D’après Julien Foltran, ces baies ont certainement été réalisées dans l’atelier d’artisans ayant travaillés à la reconstruction de la cathédrale, ainsi que de l’abbaye de Lagrasse, avant d’être montées sur place. Deux jours oblongs aujourd’hui situés au niveau du plancher du second étage devaient également éclairer la salle du premier.
La maison était ornée d’un décor héraldique somptueux qui se concentre sur une série de planches en bois peintes réemployées par la suite comme voliges pour la charpente de toit. Découvertes en 2013, elles font partie d’un ensemble de 176 fragments qui devaient initialement former le plafond du premier étage (Langlois, Foltran, Sarret 2016, p. 5). En effet, plusieurs poutres et corbeaux conservés et réutilisés à ce niveau possèdent des moulures et des tracés géométriques similaires aux planches découvertes. Celles-ci ont été déposées et sont aujourd’hui conservées à la Maison du patrimoine de Lagrasse. Sur les 26 planches et fragments nettoyés et restaurés (Meyerfeld, Stouffs, Ruiz 2014, p. 1), onze présentent des armoiries.
En raison de l’état de conservation des planches, il n’est pas possible de connaître l’organisation initiale du programme iconographique, ni de déterminer la spatialisation des armoiries au sein du plafond et de la salle, ni leur appartenance à un seul et même ensemble (en revanche, l’analyse formelle et la présence d’éléments ornementaux qui se répètent confirment que les peintures datent du même chantier et ont été réalisées par le même atelier). Les armoiries se divisent en effet en deux typologies. Elles sont majoritairement représentées sur les boucliers et les housses de cheval de cavaliers, reprenant l’iconographie sigillaire du type équestre, mais également sous la forme d’écu isolé. Dans le premier type, chaque cavalier est placé dans un cercle et est figuré tourné vers la gauche, mettant le bouclier en avant. La planche des écus se différencie des autres par son épaisseur et sa largeur plus importante (ibid., p. 2 ; Langlois, Foltran, Sarret 2016, p. 11). Il est possible que celle-ci était placée au centre du plafond et aurait pu servir de plate-bande. Cette hypothèse reste à prouver et une restitution du plafond serait nécessaire à la compréhension de l’ensemble (nous ne pouvons pas exclure que cette planche appartenait en effet à l’ornementation d’une autre pièce de la maison). Les armoiries s’insèrent en alternance avec un décor ornemental mêlant motifs géométriques et végétaux ou un bestiaire fantastique, placé le plus souvent perpendiculairement aux armoiries.
Au total, il a été possible de recenser au moins 30 armoiries, dont 27 différentes. La première planche, qui semble être la plus longue, conserve huit cavaliers qui ont pu être identifiés comme formant une représentation de l’échiquier politique et religieux local, à l’exception du premier (armoirie 1), qui porte les armes de France. Il serait logique d’identifier ce personnage avec le roi (et éventuellement avec Louis IX ou Philippe III, si l’on retient une datation à la deuxième moitié du XIIIe siècle), mais l’absence apparente de couronne a conduit à supposer qu’il représentait plutôt une personne au service du royaume, tel le sénéchal de Carcassonne (ibid., p. 17). Pourtant, l’hypothèse reste douteuse puisque à cette époque les sénéchaux de cette ville font bien usage de sceaux armoriés à leurs armes (Douët d’Arcq 1865, num. 5107: Sigilla ; Douet d’Arcq 1865, num. 5108 : Sigilla). De plus, des traces de peinture jaune à côté du heaume laissent penser que celui-ci était bien surmonté d’une couronne, élément qui permettrait donc d’identifier le personnage avec le roi. Les autres chevaliers (armoiries 2-3, 5-7) portent des armes qui peuvent être reconnues avec celle de la famille d’Aban, qui a participé aux croisades contre l’hérésie albigeoise au début du XIIIe siècle ; des comtes de Foix (peut-être de Roger-Bernard III,1265-1302) ; des Montbrun (mais l’attribution à Pierre, archevêque de Narbonne de 1272 à 1286, semble peu probable) ; d’Aymeri IV, vicomte de Narbonne (1270-1298) ; de la famille Mage. L’identité du cavalier à la croix de gueules (armoirie 8) reste pour l’instant mystérieuse, étant l’attribution de ces armes à l’Église de Narbonne douteuse : quelle institution religieuse pouvait se faire représenter à ces dates par une personnification d’un chevalier en armes ? Quant à elle, l’armoirie au lion (armoirie 4) peut correspondre à différentes familles locales, telles que les Montfort ou les Lautrec (ibid., p. 17), mais il est difficile de confirmer assurément ces propositions.
La deuxième planche est peinte de trois cavaliers couronnés. D’après Gauthier Langlois, il s’agirait de Pierre III d’Aragon (1276-1285) ou Jacques II de Majorque (1276-1311) (armoirie 9), d’Édouard Ier d’Angleterre (1272-1307) (armoirie 10) et du royaume de Navarre (ibid., p. 18-19), qui se trouvait alors sous la régence de Blanche d’Artois (Blanche de Navarre) (1274-1284) (armoirie 11). Or au regard du contexte de production de ce décor, il est probable que le commanditaire ait souhaité évoquer principalement les royaumes plutôt que leurs souverains. En effet, ce décor destiné à orner la demeure et à mettre en avant le statut du commanditaire semble s’inscrire dans une continuité avec les armoriaux contemporains en faisant représenter l’élite local au sein d’un contexte politique plus large, à savoir ici les royaumes qui entourent le Languedoc. C’est à ce titre que suit l’armoirie de l’Empire (armoirie 12). Avec l’armoirie besantée (armoirie 13) on revient au contexte local. A son propos Gauthier Langlois évoque l’hypothèse d’armes parlantes attribuables à Pauquette de Soulatgé. En effet, la première syllabe de son nom de famille pourrait renvoyer aux sous, qui sont le plus souvent représentés sous la forme de besants (ibid., p. 9). Nous avons toutefois des réserves quant au choix de représenter les armoiries de l’épouse de Bérenger Mage, supposé commanditaire du plafond, à la suite de représentations du pouvoir et a fortiori sous les traits d’un cavalier masculin qui, à la rigueur, pourrait renvoyer à la famille de Soulatgé dans son ensemble, en raison du lien de parenté acquis avec les Mage.
La troisième planche donne à voir une image des familles influentes à l’échelle locale, malgré quelques incertitudes d’identification. En effet, si les armes du premier cavalier pourraient correspondre à celles d’Hugues XIII de Lusignan (armoirie 14), comte de la Marche et d’Angoulême (1270-1303), l’hypothèse est remise en cause par l’impossibilité d’établir un lien entre cette famille et Lagrasse. Les autres cavaliers sont d’ailleurs bien ancrés au contexte local : Jourdain de Saissac († 1284) (armoirie 15) est seigneur de la Montagne Noire et du Lauragais, et Guillaume de Voisin († 1308) est seigneur de Bram et de Limoux (armoirie 17). Gauthier Langlois propose de voir également les armes de Gilles Ier de Voisins (armoire 16), fils cadet de Guillaume, seigneur d’Arques et de Couiza (ibid., p. 21). Or, il nous paraît difficile d’identifier les meubles de cette famille (trois fusées d’argent ou de gueules) en raison de l’état de conservation de la couche picturale. La dernière armoirie peut être identifiée comme appartenant à la famille Grave, seigneurs de Peyriac-Minervois (armoirie 18), dont deux membres ont été abbés de Lagrasse au XIIIe siècle, à savoir Bérenger Ier (1229-1234) et Bérenger II (1256-1260). Bérenger Mage joue un rôle actif auprès de ces deux abbés en étant notaire de l’abbaye, puis notaire public de Lagrasse, et obtient également la charge de viguier grâce à Bérenger II (ibid., p. 21).
La quatrième planche est peinte de quatre cavaliers dont la moitié n’a pu être identifiée avec exactitude (armoiries 20-21). Le premier renvoie à la famille Lévis, dont les armes sont plus tard représentées également dans un autre plafond de Lagrasse (maison au 6, rue Foy), et plus précisément à Guy III de Lévis (1240-1299), seigneur de Mirepoix (armoirie 19). Le dernier est identifiable avec les armes de la famille Mage (armoirie 22).
Deux fragments conservent des cavaliers portant des armoiries non identifiées (armoiries 23-24), mais pour lesquelles plusieurs propositions ont été émises. Pour le premier, Gauthier Langlois évoque l’hypothèse des armes de l’Église de Carcassonne, inconnue, mais déduite par analogie à celles de Narbonne (ibid., p. 22) : toutefois, même dans ce cas il semble bien improbable qu’une institution collective de religieux soit représentée par le biais d’une personnification sous la forme d’un cavalier en tenue héraldique. Pour la seconde armoirie, il établit un lien avec la famille Montbrun et propose comme hypothèse les armes de Gautier de Montbrun, évêque de Carcassonne (1278-1280), mais là encore nous serions plutôt portés à y reconnaître une allusion soit à ce lignage dans son ensemble, soit à un de ses membres « laïques ». Nous noterons par ailleurs que ces armoiries sont également peintes à deux reprises, dont l’une sous la forme d’écus simples sur d’autres fragments de plafond provenant du même édifice (armories 25-26).
La dernière planche conservée reçoit quatre armoiries dont la moitié est entièrement lessivées (armoiries 28, 30). Il est possible d’y voir les armes de France, sous la forme d’un semé de fleurs de lis (armoirie 27), et de la famille Mage (armoirie 29). Le choix de peindre ces armoiries sous la forme d’écus, les distinguant du reste du décor, pourrait répondre à une volonté de les mettre en avant. Aux côtés du royaume de France, l’armoirie de la famille Mage, répétée à trois reprises, pourrait ainsi renvoyer à un de ces membres Bérenger Mage († 1300). Connu comme notaire (1231-1274) et viguier de Lagrasse (1257-1273) (ibid., p. 9-11 ; Pailhès 2000, p. XXX-XXXI), il épouse avant 1264 Pauquette de Soulatgé, fille de Pierre de Cucugnan, coseigneur de Camps-sur-l’Agly. D’après Gauthier Langlois, grâce à ses fonctions et son mariage, Bérenger Mage connaît une ascension sociale qui lui aurait permis d’acquérir une maison pour laquelle il put faire réaliser un décor peint d’une telle ampleur (Langlois, Foltran, Sarret 2016, p. 10-11).
Les fragments du plafond de la maison de la rue des Cancans constituent donc un témoignage remarquable d’un décor domestique de la fin du XIIIe siècle. Les peintures qui nous sont parvenues attestent d’une volonté d’ancrer la famille du commanditaire, à identifier avec Béranger Mage, au sein d’une élite locale religieuse et laïque. Si l’analyse formelle des peintures permet de confirmer leur datation à la deuxième moitié voire au dernier quart du XIIIe siècle, une chronologie plus resserrée de cet ensemble ne peut pas être établie avec certitude à l’état actuel des connaissances et en raison de la perte certaine d’une grande partie du décor. Les hypothèses de datation proposées jusqu’à présent (1272-1286 ou 1278-1279) reposent en effet sur des indices faibles voire douteuses, tels les dates de l’archevêché de Pierre de Montbrun (armoirie 5) (dont la présence dans ce cycle héraldique reste fort improbable) ou la présence hypothétique de Gautier de Montbrun, évêque de Carcassonne à partir de 1278, et l’absence d’Auger de Gogenx, abbé de Lagrasse à partir de 1279 (ibid., p. 23).
Auteur : Marion Ortiz
Pour citer cet article
Marion Ortiz, Lagrasse, maison (9, rue des Cancans), https://armma.saprat.fr/monument/lagrasse-maison-9-rue-des-cancans/, consulté
le 21/11/2024.
Bibliographie sources
Douët d’Arcq Louis-Claude, Archives de l’Empire. Inventaires et documents publiés par ordre de l’Empereur. Collection de sceaux, Paris 1865.
Bibliographie études
Foltran Julien, Les monastères et l’espace urbain et périurbain médiéval en Pays d’Aude : Lagrasse, Alet et Caunes, thèse de doctorat, dir. N. Pousthomis, J.-L. Abbé, Université Toulouse Jean Jaurès, 2016, p. 405-419.
Langlois Gauthier, Foltran Julien, Sarret Jean-Pierre, « La maison de Bérenger Mage, viguier de Lagrasse au XIIIe siècle et son plafond peint armorié », Bulletin de la Société d’Études Scientifiques de l’Aude, 116, 2016, p. 1‑26.
Meyerfeld Florence, Stouffs Jean-Marc, Ruiz Jérôme, Rapport d’intervention, Juzes 2014.