Le principal accès à la chapelle Saint-Gobrienen Saint-Servant-sur-Oust est le portail à l’angle de la nef et du bras sud du transept, qui ouvre sur la croisée. Construit en légère avancée par rapport à la paroi de la nef présumée dater du XIe siècle, il ne paraît avoir subi aucun remaniement depuis son érection. L’élévation médiocre du mur ne permettait de mettre en œuvre qu’une structure simple aux dimensions modestes. Toutefois le traitement des arcs, applatis, le niveau de chapiteau haut placé, et un emploi original des matériaux accentuant l’effet d’horizontalité, ont abouti à un résultat très satisfaisant, si l’on pardonne la maîtrise laborieuse de l’appareillage. La porte en arc surbaissé, à deux colonnettes et petites voussures, est encadrée d’une grande arcature à segments aplatis tangeant le faîte du mur. Quatre voussures simples soulignées d’un tore sont supportées par autant de colonnettes ébrasées à file de chapiteaux, dont les bases jointes à celles de la porte reposent sur une socle mouluré en biseau. De chaque côté, une niche trilobée avec un socle sculpté de masques, ne semble pas avoir abrité de statue. On a pu croire que le portail avait été ajouté « dans le courant du XVe siècle » (Lagneau 2008 cité par Baizeau 2017, p. 12), mais cette interprétation doit être déclinée. Sa construction est bien du XIVe siècle (Gertrude), contemporaine des parties orientales incluant la croisée, le chœuret le bras nord du transept surmonté d’une tour de clocher, réédifiées par Olivier de Clisson et son épouse Marguerite de Rohan, à une date qui peut être estimée vers 1378-1387. Les maçonneries sont de raccord, le style et les formes coïncident, ainsi que l’emploi caractéristique de matériaux bichromes sur tout le chantier. Ancrant la datation, les inspirations proviennent de réalisations au milieu et au troisième quart du XIVe siècle en Bretagne, où l’on ressent en particulier les influences du porche sud de la nef de la cathédrale de Tréguier vers la décennie 1340 (Gallet 2015, p. 273-274), ou de la chapelle de Kermaria-An-Isquit, à estimer vers les années 1380.
L’élément le plus remarquable de ce petit portail, qui le hisse jusqu’au rang d’une œuvre majeure pour l’étude des manifestations de l’héraldique monumentale en Bretagne au XIVe siècle, est étonnamment passé inaperçu. Quelques mots seulement ont été consacrés à la file de chapiteaux armoriés au piédroit gauche (Rosenzweig 1863, p. 137). Alors que les chapiteaux à droite sont feuillagés, ceux à gauche sont ornés d’une file ininterrompue de neuf petits écussons sculptés juste sous le tailloir. Comme une sorte de couronne, ils épousent fidèlement le contour de la corbeille circulaire tout en faisant transition avec le tailloir à pans droits, un procédé maniériste raffiné, qu’accentuent d’autres détails qu’il serait trop long de développer ici.
La présence d’écus sculptés aux chapiteaux n’est pas en soi exceptionnelle. Cet élément architectonique investi d’une charge symbolique forte, à la rencontre du support et de l’arcade, du plein et du vide, fut très tôt investi d’armoiries. En Bretagne, après les tombes et tombeaux, c’est semble-t-il sur des chapiteaux que l’on sculpta pour la première fois des armoiries, autrement qu’en les peignant à fresque. Les exemples conservés, sans être très nombreux ni surtout bien documentés, suffisent à comprendre que le XIVe siècle fut clairement l’âge d’or des chapiteaux armoriés. On peut parler d’un épiphénomène aux expressions originales pour le XIVe siècle, mais qui se fixa avec l’apparition du concept juridique de prééminences vers 1400, et perdura jusque tard au XVIe siècle (Broucke 2017). On constate que seuls des monuments secondaires furent concernés (églises paroissiales et chapelles) et que les supports s’articulent presque uniquement au chœur ou au vaisseau central de la nef (ibid.).
Détail de la file de chapiteaux armoriés au piédroit gauche, Saint-Servant-sur-Oust, chapelle Saint-Gobrien.
Le cas de Saint-Gobrien se différencie nettement par trois singularités qui en font un unicum en Bretagne : c’est le seul exemple touchant un portail, le seul où les armoiries sont sculptées, et surtout le seul qui présente une file continue d’écussons sur plusieurs chapiteaux. Ailleurs, les chapiteaux ne comportent généralement qu’un seul écu, comme au chœur de l’église Notre-Dame de Châteaulin vers les années 1320-1330. Les chapiteaux regroupant deux ou trois écus, comme à l’église de Plourac’h, sont rarissimes. Le caractère exceptionnel de ce décor fait oublier la piste d’un motif simplement ornemental qui serait dénué de signification. Reconnaissant à un écu les mâcles des Rohan et à un autre les besants des Malestroit ou des Rieux, on se rend compte que ces chapiteaux développent un véritable petit armorial de la noblesse bretonne.
Détail des écussons aux deux premiers chapiteaux, Saint-Servant-sur-Oust, chapelle Saint-Gobrien, piédroit gauche du portail sud.
Les neuf écussons sont ornés de sept armoiries différentes, l’un étant répété et un autre laissé vierge. Le premier écu à gauche (armoirie 1a) est celui dédoublé, qui se retrouve également en huitième place (armoirie 1b). Louis Rosenzweig parla d’un « écartelé aux 1 et 4 à deux fasces, aux 2 et 3 losangé ou fuselé » (Rosenzweig 1863, p. 137), une proposition peu convaincante car ne correspondant à aucune armoirie connue. La dimension des losanges serait inadéquate, alors qu’à d’autres écus, des meubles plus petits sont sculptés avec plus de précision. On a plutôt la nette impression de reconnaître avec une inversion des quartiers les armes caractéristiques des sires de Derval (armoiries 1 a-b), qui portaient un écartelé de Bretagne et de Derval (d’argent à deux fasces de gueules) par une concession du duc Jean III à Bonabes de Rougé-Derval en 1332 (Dom Morice 1742, col. 1359-1361). Les figures interprétées comme les deux losanges d’un losangé ou un fuselé sont en réalité deux mouchetures d’hermines simplifiant les armes de Bretagne. Dans les décennies 1370-1380, au moment de l’érection du portail, le seigneur de Derval était l’un des fils de Bonabes, Jean III de Rougé-Derval ou son frère Galhot.
Le deuxième écusson montre les mâcles de la famille de Rohan, réduits à six pour d’évidentes raisons de manque d’espace (armoirie 2). Le vicomte de Rohan était alors Jean Ier de Rohan, frère de Marguerite de Rohan, qui vécut jusque 1396. Il avait épousé en secondes noces Jeanne de Navarre en 1377.
Le troisième écu, un peu plus petit et étroit, n’a pas été sculpté et est resté vierge (armoirie 3).
Le quatrième porte une fasce (armoirie 4), armes possibles – sans aucune certitude – des seigneurs de La Chapelle, une famille de puissants bannerets établie à moins de dix kilomètres. Olivier III, sire de La Chapelle, est mentionné dans deux montres sous Jean de Beaumanoir et Bertrand du Guesclin en 1371 (Torchet 2001, p. 101).
Le cinquième écu est chargé d’une croix (armoirie 5) impossible à attribuer. Est-ce vraiment une croix pleine désignant peut-être une famille noble de la région ? Pourrait-ce être une croix au trait rebattu, plusieurs grands lignages bretons blasonnant d’une croix engrêlée ou dentelée ? Serait-ce plutôt une transcription simplifiée, qui était peut-être complétée par des couleurs, des armes de Laval, alors qu’Olivier avait épousé en premières noces Catherine de Laval ? Et que penser de la piste d’un symbole christique ? On ne saurait se prononcer.
Détail des écussons aux troisième et quatrième chapiteaux, Saint-Servant-sur-Oust, chapelle Saint-Gobrien, piédroit gauche du portail sud.
Le sixième écu dont le champ est chargé de plusieurs petits meubles et de trois fasces, a été interprété à tort comme « un vairé » (Rosenzweig 1863, p. 137), mais les meubles sont identiques à ceux des quartiers de Bretagne aux écussons de Derval. On reconnaît donc les armes de Rostrenen, d’hermines à trois fasces de gueules (armoirie 6). C’est une identification importante qui confirme le lien étroit aux Rohan : Jehanne de Rostrenen, épouse d’Alain VII de Rohan, était la mère de Marguerite de Rohan et de Jean Ier de Rohan.
Laissant brièvement de côté le septième écusson, et le huitième qui répète les armes de Derval (armoirie 1b), le dernier de la file est chargé de sept besants, se rapportant certainement à l’une des puissantes maisons de Rieux ou de Malestroit (armoirie 8). Jean II de Châteaugiron de Malestroit, sire de Malestroit depuis 1374 jusque sa mort en 1397, fut au siège de Brest en 1373, et joua sur le tard un rôle d’émissaire pour la réconciliation entre Jean IV et Olivier de Clisson en 1395. Une identification aux Rieux est encore plus convaincante : Jean II de Rieux (vers 1342-1417), maréchal de France en 1397, fils de Jean Ier de Rieux et d’Isabeau de Clisson, était le neveu d’Olivier de Clisson.
Le septième écusson pose question. Il est l’un des trois coincés dans un creux entre deux chapiteaux, et sa surface accuse une pliure concave à près de soixante degrés. Il est orné de trois chevrons renversés (armoirie 7) qui ne se retrouvent qu’aux armes d’une branche des Montalais, une famille originaire d’Anjou tardivement implantée au XVIe siècle en Bretagne, une piste sans suite. Cette figure employée de la sorte est absolument rarissime, ce qui est suspect. On conclue qu’il s’agit d’une modification intentionnelle portée à des armoiries ornées d’une figure différente. On songe immédiatement à trois chevrons simples, dont la position aurait été inversée dans le but de les représenter plus facilement, en bénéficiant de la surface offerte par la pointe de l’écu. Toutefois d’autres écussons de la file sont sculptés de meubles plus difficiles à traiter, comme les hermines entre les fasces amincies aux armes de Rostrenen. On se rend compte qu’il n’était pas nécessaire de recourir à ce procédé et qu’il aurait même été plus commode de représenter les chevrons dans le bon sens, avec l’avantage que la déformation perspective induite par la pliure de l’écu aurait accentué l’effilement des chevrons. Le plus probable est donc qu’il s’agisse d’une pièces honorable dont la perception et peut-être l’identification serait altérée si elle était représentée sur une surface non plane, ce qui serait le cas avec une armoirie à trois bandes ou des figures apparentées (cotices, bandé, jumelles en bandes, etc.). Il pourrait s’agir d’armes à trois bandes, représentées en symétrie partagées par l’axe vertical de la pliure centrale. De nombreuses familles portent de telles armes en Bretagne, cependant aucune ne semble se rapporter clairement au contexte. De plus, alors que les autres armoiries présentent toutes un axe de symétrie vertical qui n’aurait absolument pas gêné de les représenter sur un écu à la surface déformée, on se perd en conjectures sur les raisons qui auraient fait précisément choisir celui-là pour représenter la seule armoirie du groupe dépourvue de cette symétrie.
Un nouveau regard vers les deux autres écussons « pliés » à la jonction des chapiteaux, le troisième, vierge, et le cinquième chargé d’une croix, fait envisager une autre approche : et si ces trois écussons, les seuls qui résistent à l’identification, ne désignaient pas des nobles bretons apparentés au sire de Clisson, mais des individus relevant d’un autre milieu ? En cherchant du côté de l’Église, on s’apercevrait que l’antipape d’Avignon Clément VII, auquel Olivier de Clisson consentit un gros prêt , portait des armes à l’équipolé, une partition ayant la rigoureuse apparence d’une croix. Aux premières années de son pontificat, qui dura de 1378 à 1394, l’évêque de Vannes de 1378 à 1382 était Jean de Montrelais, qui blasonnait de trois jumelles en bande ou de cotices en bande, comme son frère Hugues, cardinal proche de Clément VII, détesté de Jean IV (Fabre 1993, 2, p. 624-626 ; base Devise). Les armes aux troisième et cinquième écussons pourraient-elles être les leurs ? L’identification est tentante mais trop aventureuse pour oser franchir le pas.
Détail l’ébrasement droit montrant l’appareillage alternant des matériaux bichromes aux émaux de Clisson, Saint-Servant-sur-Oust, chapelle Saint-Gobrien.
Toutefois, là où la prudence dicte de s’arrêter, l’imagination peut, avec toutes les réserves et précautions, continuer de vagabonder. On se plairait alors à spéculer un scénario que l’on ne peut étayer, mais vers lequel tout tend : on supposerait que vers 1378-1382, sous l’antipape Urbain VII et l’évêque de Montrelais, la reconstruction de la chapelle Saint-Gobrienaurait été entreprise par Olivier de Clisson et Marguerite de Rohan dans l’avènement de leur mariage, qui scella l’alliance des deux plus puissants féodaux de Bretagne. Autour du couple auraient gravité leurs unions (Rostrenen, Rieux), leurs voisins (La Chapelle ?) et leurs alliés (Derval). On formulerait alors l’hypothèse que le doublement des armes de Derval aurait pu être motivé par la mort de Jean II de Derval en 1377, dont la succession fut recueillie par ses deux fils, mais aussi par la restitution en 1380 de la forteresse de Derval à ses légitimes propriétaires, après qu’elle ait été occupée durant de longues années par l’Anglais Robert Knolles, à qui elle avait été donnée par Jean IV. Accumulant les suppositions, on envisagerait la présence d’un décor peint au tympan, où subsistent des traces d’enduit et d’ocre rouge. On s’en serait arrêté là, en concluant que le décor héraldique si original qui se déploie au portail de Saint-Gobrien, baignant dans une chronologie fluide, aurait constitué un manifeste au service des ambitions du bouillant connétable, bien éloignées de celles de son suzerain tout juste de retour d’exil.
Broucke, Paul-François, « Les chantiers d’églises en Bretagne au XVe siècle : le temps des grands programmes héraldiques monumentaux », Flamboyante Bretagne : les arts monumentaux en Bretagne entre 1420 et 1540, actes du colloque (Quimper 2017), à paraître.
Gallet, Yves, « Tréguier, cathédrale Saint-Tudgdual », Congrès archéogique de France, 173e session, 2015, Monuments des Côtes d’armor, Paris 2016, p. 251-276.
Lagneau, Jean-François, Étude préalable de restauration générale de la chapelle Saint-Gobrien, 2008.
Le Méné, Joseph-Marie, Histoire archéologique, féodale et religieuse des paroisses du diocèse de Vannes, Vannes 1894 (rééd. 1982).
Morice, Hyacinthe (Dom.), Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, 1, Paris 1742.
Potier de Courcy, Pol, Nobiliaire et armorial de Bretagne, Mayenne 1993 (rééd.).
Rosenzweig, Louis, Répertoire archéologique du département du Morbihan, Paris 1863.
Torchet, Hervé, Réformation des fouages de 1426. Diocèse ou évêché de Saint-Malo, Paris 2001.
Saint-Servant-sur-Oust, chapelle Saint-Gobrien (portail sud). Armoirie inconnue alias de Derval (armoirie 1 a-b)
Écartelé, aux 1 et 4 : d’… à deux fasces de…, aux 2 et 3 : d’… à deux fusées(?) d’… ; alias écartelé, aux 1 et 4 : d'(argent) à deux fasces de (gueules), aux 2 et 3 : d'(hermines plain) (de Derval).
Attribution : Derval famille de ; Armoirie inconnue