La date de la construction de la tour à feu de l’abbaye Saint-Mathieu n’est pas connue, mais son imbrication au complexe abbatial, sa proximité au flanc nord du chevet de l’église, certaines dispositions inhabituelles dans les logiques de circulation font suspecter une implantation dès l’origine (Ybert 2020 ; Kermanac’h 2020). L’ensemble des fonctions de la tour reste à préciser : si plusieurs vues du XVIIe siècle prouvent qu’on y aménagea un campanile (Paris, Musée de la Marine, R 1629076, PH 7700), des restes de baies signalent aussi une utilisation résidentielle ou utilitaire. Quoi qu’il en fut, cette grande tour, culminant à l’origine la toiture de l’église, offrit un support de premier choix pour l’emplacement d’armoiries visibles de loin.
Plougonvelin, abbaye Saint-Mathieu, vue de l’ancienne tour à feu au nord du chevet gothique (vue depuis l’est).
Deux écussons médiévaux y sont visibles. Le seul encore en place est scellé sur la face nord de la tour, vers la mi-hauteur et légèrement décalé vers l’angle nord-est (armoirie 1). De petite taille, il est sculpté dans un matériau plus clair que les moëllons de la paroi. Aucune armoirie ne se distingue à sa surface, mais la forme d’une crosse indique un abbé. La sculpture, très altérée, et une petite arcade trilobée gravée en creux favorisent une datation haute, possiblement avant le XVe siècle. Ce pourrait être un réemploi : une ouverture en correspondance sur la face orientale de la tour, de dimensions identiques, fait envisager que l’écu au nord ait pu servir de colmatage.
Adossée au pied de la face orientale de la tour, se remarque une grande pierre armoriée rectangulaire descellée. Taillée en leucogranite gris clair, un peu érodée mais lisible, elle montre un écu en bannière fascé de six pièces: supporté par deux lions, celui-ci est timbré d’un heaume fermé taré de face, couronné, surmonté en cimier d’un château donjonné de trois tours et orné d’amples lambrequins découpés (armoirie 2). On reconnaît les armes des Du Chastel, barons de Trémazan et principaux bienfaiteurs de l’abbaye (Coativy 2006). Les dimensions tout à fait inhabituelles de la pierre et un allongement des proportions des figures, signalent qu’elle était prévue pour être scellée en hauteur, ce que confirme une mention de prééminences des Du Chastel de 1687 évoquant « un grand écusson en bosse et relief de pierre de taille armoyé de ses pleines armes [du Chastel] avec un timbre soutenu de deux lions au milieu de la principale tour de l’église à l’orient » (Archives de Loire Atlantique, B 1059, fol. 288). Un procès-verbal de prise de possession des prééminences du Chastel en 1715 la décrit en des termes pratiquement identiques (Saint-Renan, Musée du Ponant, fonds Dujardin, copie manuscrite…, f. 21-22).
Plougonvelin, abbaye Saint-Mathieu, plaque aux armes des Du Chastel de Trémazan adossée à la face est de la tour à feu
En contradiction, deux des trois vues perspectives de l’abbaye réalisées à la fin du XVIIe siècle (BnF, ms. Lat 11821, f. 124 et Paris, Musée de la Marine, R 1629076, PH 7700) montrent à cet emplacement le dessin schématique d’un dais architecturé abritant une forme d’écu vierge coiffé d’une mitre et d’une crosse (armoirie 3). Sur la troisième représentation, connue par un fac-similé du XIXe siècle (Levot 1872, p. 393), la tour, figurée de trois quarts, laisse apercevoir sur ce qui serait la face sud – malgré le traitement approximatif de la perspective – une seconde niche avec écusson, que sa situation ne peut pas confondre avec l’écusson d’abbé subsistant sur la face nord. Cela pourrait suggérer que d’autres plaques armoriées étaient scellées au sommet, possiblement sur plusieurs faces:la plaque armoriée des Du Chastel pouvait donc faire partie prenante d’un décor héraldique plus complexe et peut-être soumis à un ordre hiérarchique ou, au moins, signifiant. Quoi qu’il en soit, une lithographie de 1845 atteste qu’à cette date sur la face orientale, cette dernière pierre était toujours en place (Taylor, Nodier, Cailleux 1846, pl. 116), mais ne montre pas d’autre armoirie. Elle fut déposée peu après, sans doute en même temps que l’on arasait l’élévation supérieure de la tour, car en 1859 Pol Potier de Courcy la « remarque dans les débris » et se méprenant, la qualifie de « pierre d’enfeu » (Potier de Courcy 1859, p. 403).
Scellées en un emplacement aussi éminent, dans l’axe du portail vers l’est et à la vue des visiteurs et des pèlerins, ce relief affirmait le statut privilégié des Du Chastel. La couronne et, dans une moindre mesure la frontalité du casque contribuaient à souligner leur rang. Le cimier parlant au château est un élément majeur de l’emblématique du lignage, rappelé sur la plupart de ses sceaux depuis au moins 1342 (Fabre 2005, p. 159). L’écu en bannière fournit un indice fiable de datation : Trémazan ayant été érigé en fief banneret en 1455, cette date est le terminus a quo pour la réalisation de la pierre armoriée. Elle pourrait être plus récente de quelques années au regard de certains éléments stylistiques (forme et frontalité du casque, lambrequins), mais semble plus ancienne qu’une représentation analogue au chevet du couvent de Notre-Dame des Anges à Landéda, fondé en 1507 (Mauguin 2018, p. 4, 9-10). Une comparaison avec certains manuscrits enluminés aux armes de Tanguy du Chastel, vicomte de la Bellière et de son épouse Jeanne Raguenel, possédés par le couple dans le troisième quart du XVe siècle, et avec notamment un Miroir historial copié entre 1459 et 1463 s’avère très convaincante pour le timbre. On conclura que l’installation dut se faire sous François Ier du Chastel († après 1465), Olivier II ou Tanguy V, en privilégiant un resserrement vers 1460-1480 environ.
Une dernière observation concerne le matériau utilisé, un leucogranite gris clair dont l’aspect évoque « des roches très répandues en Bretagne méridionale » (Chauris 2006, p. 234), supposant une provenance éloignée récemment confirmée (Chauris 2020). Un rapprochement est tentant avec le chantier de la cathédrale de Quimper au XVe siècle, qui fit largement emploi de cette pierre locale issue du bassin versant quimpérois, possiblement identique (Chauris 2013, p. 98). L’extraction de ce matériau en 1475 est documentée pour la construction du bras nord du transept, au cours de laquelle les Du Chastel comptèrent parmi les principaux mécènes. En témoignaient leurs prééminences étalées au tympan de la grande verrière du pignon, l’une des mieux en vue de tout le monument, ainsi que plusieurs écussons sculptés dont l’un est encore visible au fleuron de l’arc qui surmonte la baie à l’extérieur. Il faut émettre l’hypothèse que le relief armorié de la tour à feu de Saint-Mathieu aurait pu être commandité par opportunité en lien à l’ouverture du chantier au bras nord du transept de Quimper à partir de 1475.
Ne conservant plus aujourd’hui que deux écussons dont un seul en place, mais en ayant peut-être compté un plus grand nombre, on ne perçoit plus aujourd’hui l’importante fonction symbolique de l’ancienne tour à feu. En dépit de sa présence inaccoutumée au sein d’une clôture monastique, elle offre pourtant un remarquable exemple de récupération à des fins emblématiques.
Auteur : Paul-François Broucke
Pour citer cet article
Paul-François Broucke, Plougonvelin, abbaye Saint-Mathieu (tour à feu), https://armma.saprat.fr/monument/plougonvelin-abbaye-saint-mathieu-ancienne-tour-a-feu/, consulté
le 21/11/2024.
Bibliographie sources
Nantes, AdLA, B 1059, f. 287-288, aveu par Louise de Penancoat de Keroual pour la baronnie de Trémazan, avec mention de prééminences dans l’abbaye de Saint-Mathieu, 1684.
Paris, AN, N. III Finistère 3/5, Nicolas Choquet de Lindu, Plan-projet pour l’abbaye Saint-Mathieu, 1775.
Paris, Musée de la Marine, R 1629076, PH 7700, Profil de Saint-Mathieu Fine-de-Terre par le sr de Belle Veüe Dumains, 1691.
Saint-Renan, Musée du Ponant, fonds du docteur Dujardin, copie manuscrite d’un procès-verbal de prise de possession des prééminences de la baronnie de Trémazan en 1715, n. d.
Bibliographie études
Broucke, Paul-François, « Ruines abbatiales, ruines armoriées. Nouveau regard sur l’héraldique monumentale à Saint-Mathieu », 25 ans de recherches à l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre, actes du colloque (Plougonvelin 2019), 2020, à paraître.
Chauris, Louis, «La pierre et les Du Chastel », Coativy Yves (dir.), Le Trémazan des Du Chastel, du château fort à la ruine, actes du colloque (Brest 2004), Brest 2006, p. 219-235.
Chauris, Louis, « Les pierres sacralisées », Coll., Quimper. La grâce d’une cathédrale, Strasbourg 2013, p. 97-108.
Chauris, Louis, « Étude des matériaux autochtones et allochtones à l’oeuvre dans l’abbatiale et ses proches environs », 25 ans de recherches à l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre, actes du colloque (Plougonvelin 2019), 2020, à paraître.
Cloître, Marie-Claire, « L’abbaye retrouvée », Saint-Mathieu-de-Fine-Terre à travers les âges, actes du colloque (Brest-Plougonvelin 1994), Brest 1995, p. 271-301.
Coativy, Yves (dir.), Le Trémazan des Du Chastel, du château fort à la ruine, actes du colloque de Brest (Brest 2004), Brest 2006.
Fabre, Martine, « La symbolique des Du Chastel d’après les sceaux et les armoriaux », Coativy Yves (dir.), Le Trémazan des Du Chastel, du château fort à la ruine, actes du colloque (Brest 2004), Brest 2006, p. 142-159.
Kermanac’h Maria, La tour à feu de l’ancienne abbaye de Saint-Mathieu, mémoire de master 2 sous la direction de M. Arnaud Ybert, Université de Bretagne Occidentale, soutenance prévue en juin 2020.
Levot, Prosper, « L’abbaye de Saint-Mathieu de Fine-Terre ou de Saint-Mathieu », Bulletin de la Société académique de Brest, t. VIII, 1872-1873, rééd. 1985.
Mauguin, Michel, Broucke, Paul-François, L’armorial de l’ancienne grande paroisse de Plougonvelin, comprenant Le Conquet, Lochrist et Saint-Mathieu, Brest 2003.
Potier de Courcy, Pol, « Itinéraire de Saint-Pol à Brest », Revue de Bretagne et Vendée, t. VI, no 2 (2e semestre), 1859, p. 401-403.
Stéphan, Pierre, Pailler, Yvon, « Paléo-environnement et premières occupations de la Pointe Saint-Mathieu », 25 ans de recherches à l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre, actes du colloque (Plougonvelin 2019), 2020, à paraître.
Taylor, Isidore, Nodier, Charles, de Cailleux, Alphonse, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Paris 1846-1847.