Dirinon, manoir du Roual
Le manoir du Roual – du Rouazle ou du Roualle selon ses anciennes graphies – s’érige à environ deux kilomètres au nord-est du bourg de Dirinon, à l’angle de la départementale 770 et de la voie communale menant vers l’étang du Roual. Les bâtiments conservent l’essentiel de leurs dispositions d’origine et présentent un bel état de conservation. Ils s’articulent selon un plan récurrent pour ce type d’édifice en Bretagne : le logis en retour d’équerre flanqué d’une tourelle d’escalier desservant un étage, prenait place au fond d’une cour ornée d’une vasque, précédée d’un portail et bordée de communs. L’ensemble a subi quelques remaniements, notamment l’ajout d’un grand pavillon au revers et à l’angle de l’aile principale, mais on ne déplore que la perte de l’ancien portail et d’une chapelle dédiée à sainte Barbe, attestée en 1541 (de La Brosse 2012, p. 37). Les origines de la seigneurie du Roual sont incertaines mais anciennes. Dans le bois dépendant du Roual à un peu plus d’un kilomètre subsiste une enceinte quadrangulaire médiévale à remparts de terre (Kernévez 1997, p. 75) qui, en toute hypothèse, pourrait avoir été le siège d’une seigneurie primitive dont le Roual aurait pu être une survivance. Il faut en revanche oublier l’idée de l’implantation d’un château à motte fortifié et la légende d’un souterrain le reliant à une seconde enceinte plus éloignée (de La Brosse n. d., p. 12 ; de La Brosse 2012, p. 31-32). Dans ses parties les plus anciennes, le manoir ne paraît pas remonter plus haut que le tournant du XIVe au XVe siècle, une estimation compatible avec la mouluration de l’encadrement de porte du logis, à deux ressauts de voussures ornées de moulures toriques sans base ni chapiteau.
À quelques mètres du portail principal – un remontage moderne –, une porte secondaire de l’enceinte du jardin donnant sur la route est surmontée d’éléments scellés en réemploi : un morceau de réseau de vitrail flamboyant et une plaque armoriée sculptée dans un granite à grain fin. Légèrement érodée mais bien lisible, la pierre montre un écu couché sous un heaume à tortil et capeline ayant pour cimier ce qui a été interprété comme une touffe de plumes de paons, une identification possible mais discutable (Le Men 1990, p. 211 ; de La Brosse n. d., p. 14-15 ; de La Brosse 2012, p. 35). On croit plutôt reconnaître un bouquet de fleurs, sans doute des marguerites aux tiges serrées et à la couronne de pétales rayonnants autour du cœur. Sans être courant, ce type de cimier fleuri est attesté à la fin du Moyen Âge, le meilleur exemple étant fourni par des miniatures du célèbre Livre des tournois du Roi René réalisé vers les années 1460. En arrière court un listel porteur de l’inscription en caractères gothiques Sell pe ri, en diminutif de la devise bretonne Sell petra ri (traduisible par : Prends garde à ce que tu feras) des seigneurs du Rouazle (ibid.). La facture évoque indiscutablement la première moitié ou le milieu du XVe siècle.
Les armoiries, un fascé de six pièces à la première fasce chargée au canton dextre d’un trèfle (armoirie 1), ont beaucoup embarrassé les spécialistes du patrimoine local. Elles diffèrent en effet de celles des du Rouazle, selon les versions d’or à trois merlettes, corbeaux ou corneilles de sable, dont il semble avéré qu’elles reprenaient les armes des Le Vayer de Kerandantec – originaires de Plouzané en Léon – qui en portaient de semblables. Un acte de 1390 signale que Hervé du Rouazle était frère de Jean Le Vayer, tous deux décédés, sans que l’on sache s’ils étaient liés par le sang ou par un mariage avec une possible sœur de Jean (Nantes, AD de Loire Atlantique, E 162-32). L’origine des armes à trois corneilles étant fixée vers le milieu du XIVe siècle, à l’autre borne de la chronologie elles sont également attestées par plusieurs mentions de prééminences dans les églises de Dirinon, Saint-Thomas de Landerneau et dans l’abbatiale de Daoulas (Kerhervé 2017, p. 65-72). Bien que disparues, elles ornaient de nombreux éléments armoriés (plusieurs verrières, deux tombes élevées, des plates-tombes, un banc…) paraissant datables pour l’essentiel du XVIe siècle. Au fronton du moulin seigneurial élevé près de l’étang du Roual, on les observe encore sur une pierre frappée du millésime de 1622 (Kerdoncuff 2013, p. 11). Il s’en déduit que les du Rouazle portèrent leurs couleurs empruntées aux Le Vayer depuis au moins le milieu du XIVe siècle jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, ce qui déroute quant à l’interprétation du relief héraldique à la porte du manoir.
L’écusson fascé de six pièces qui s’y trouve sculpté fut attribué à Jehanne de Coëtivy, femme de Guyomarc’h du Rouazle dans la seconde moitié du XIVe siècle (Le Men 1990, p. 211 ; de La Brosse n. d., p. 14-15 ; de La Brosse 2012, p. 35-36), une identification qu’il faut tenir pour erronée. On ne connaît aucun exemple en Bretagne pour le Moyen Âge d’une telle mise en valeur des armes personnelles d’une épouse présumée non héritière, en les timbrant et en reprenant la devise lignagère du mari, tous attributs des grandes armes du seigneur en titre et non de sa femme. Également, les sceaux de trois seigneurs de Coëtivy montrent que leur famille semblait préférer un cimier différent et probablement héréditaire, une tête de chien colletée (Fabre 1993, 1, p. 163-165). L’attribution à Jehanne de Coëtivy devant être abandonnée, il aurait été possible de comprendre l’écusson comme celui de l’un de ses fils qui, sur un héritage un peu compliqué de la seigneurie du Rouazle, aurait pu relever les armes prestigieuses de sa mère. En concédant un certain malaise, la contradiction aux remarques précédemment formulées sur l’utilisation de long terme par les du Rouazle des trois merlettes / corneilles, aurait encore pu être résolue en supposant que l’utilisation des armes de Coëtivy aurait été temporaire et courte. Mais cette éventualité est elle aussi invalidée, au témoignage d’un écusson identique sur une châsse-reliquaire conservée au trésor de l’église paroissiale. Datée de 1450 environ, cette pièce est ornée d’un décor héraldique où se reconnaissent les écus de quatre familles nobles de Dirinon (Cordier 2017). Elle confirme l’emprunt du fascé au trèfle par les seigneurs du Rouazle et son emploi prolongé pendant plusieurs décennies, ce qui fait conclure à une coexistence simultanée avec les armes à trois oiseaux. Le raisonnement approchant de l’impasse, on comprend que sa clé ne peut plus résider que dans l’existence d’une fourche au sein de la généalogie des du Rouazle, ayant de toute évidence compliqué la succession de leur armoiries, et donc de la seigneurie elle-même.
Il est hors de propos de développer ici une étude généalogique qui reste à entreprendre, les éléments publiés étant succincts et pour partie contradictoires (Torchet 2001, p. 243 ; Torchet 2010, p. 243 ; Torchet 2011, p. 167-168 ; de La Brosse 2012, p. 32-34). On se contentera de remarquer les éléments éclairants du propos à l’appui du tableau généalogique simplifié ci-joint, incluant les références bibliographiques complètes. On observe en premier lieu l’existence de deux branches distinctes vers la fin du XIVe siècle, issues de Hervé du Rouazle ou Le Vayer du Rouazle, dont celle formée par le couple Guyomarc’h et de Jehanne de Coëtivy est la seule à peu près connue. Ils eurent deux fils avérés dont l’un, Jean, peut-être un cadet ou un clerc, encore attesté en 1434, semble avoir été confondu avec son homonyme de l’autre branche, probablement son oncle. L’autre fils, peut-être l’aîné, Guyomarc’h alias Hugues alias Huon, décédé avant 1426, ne semble avoir laissé qu’une fille, qui vécut longtemps et posséda des biens en Dirinon, mais sans lien avec le Roual. À la Réformation de 1426, le manoir était aux mains de Yvon Le Normant ou An Ormant, d’une famille aux origines obscures et aux armoiries inconnues, et de son épouse Jehanne du Rouazle, qui y firent exempter un métayer. Ils auraient eu au moins deux fils prénommés Alain et quatre filles. Des deux Alain, l’un était chanoine et l’autre aurait donné au moins un fils Jehan seigneur du Rouazle vers le milieu ou le troisième quart du XVe siècle, continuateur de la lignée. Le mariage de l’une des filles vers les années 1420-1430 fournit un repère chronologique précieux faisant estimer que Jehanne du Rouazle serait approximativement née vers la décennie 1380 et se serait mariée vers le tournant du XIVe au XVe siècle. Pour la raccorder à son lignage, le plus logique serait de la supposer fille de Jehan du Rouazle de la seconde branche, attesté de 1376 à 1397 au moins, ou à la rigueur fille de Guyomarc’h du Rouazle et Jeanne de Coëtivy.
Quoi qu’il en soit, c’est bien autour d’elle et d’Yvon Le Normant qu’il faut situer le nœud du problème, qui ne peut se résoudre que d’une seule manière, en identifiant dans le fascé au trèfle les armes des Le Normant avec une brisure de juveigneurie. On comprend qu’Yvon Le Normant était un cadet ou issu d’un cadet tandis que Jehanne était héritière du Rouazle, leur union se définissant selon le modèle très rare d’une alliance hypogamique à filiation bilinéaire. Leurs enfants reprirent en effet le patronyme Le Normant parfois accolé de celui du Rouazle en conservant les armes paternelles. Mais la génération suivante finit par abandonner les nom et armes des Le Normant pour relever exclusivement celui et celles du Rouazle. Se peut-il envisager qu’une clause les empêchait de reprendre les armes du Rouazle tant que survivaient des membres masculins du lignage maternel ? Guyomarc’h alias Huon alias Hugues décéda entre 1404 et 1426, et Jean était encore attesté en 1434. Mais ils moururent sans descendance mâle, ce qui permit aux héritiers de Yvon et Jeanne de relever les nom et armes du Rouazle, plus prestigieux. Le changement dut survenir assez tôt, au plus tard vers le milieu du XVe siècle, probablement du fait d’Alain Le Normant dans ses dernières années ou peut-être de son fils Jean, qui abandonna le patronyme encore utilisé par son père, et se fit appeler Jean du Rouazle. C’est lui qui est cité au sein d’un mémoire du XVIe siècle rapportant un différend plus ancien concernant les armes du Rouazle, survenu vers le troisième quart du XVe siècle avec Louis de Rosnyvinen seigneur de Keranc’hoat et un nommé Yvon Cozic. À Louis de Rosnyvinen, son beau-frère qui prétendait « bailler plègement à Jean Cozic de non porter en armes trois corneilles de sable en un champ d’or à cause que ce sont les armes d’un sien manoir qui s’appelle Le Kergoët » (Luzel 1894, p. 449), Jean protesta de ce que « ce sont les armes du Rouazle […] » (ibid.), ce qui semble attester qu’à cette date, il les avait déjà réintégrées. Ce faisant, les armoiries des Le Normant furent abandonnées et s’éteignirent, ce qui explique pourquoi elle ne furent recensées d’aucun nobiliaire ou armorial.
Dans deux monuments de l’évêché de Léon distants de plusieurs dizaines de kilomètres, une pierre armoriée et le souvenir d’une verrière disparue conservé par un inventaire de prééminences attestent le scénario et les développements qui précèdent. Vers les années 1420 ou 1430, Marguerite Le Normant, une des filles de Yvon Le Normant et Jehanne du Rouazle, épousa Robert de Kermorvan, sieur dudit lieu en Trébabu (Lulzac 2001, p. 157). En 1610, le procès-verbal de prééminences de l’église paroissiale, récemment analysé en détail (Mauguin 2020, p. 3-7), releva dans la maîtresse-vitre « en ladite pannelle du milieu au-dessous […] un écusson les armes de Kermorvan et en aliance les armes anciennes de la maison du Rouazle en Cornouaille qui sont d’argent ô trois fasses d’azur » (ibid., p. 4 ; Mengant 1923, p. 31). On reconnaît dans cet écusson un fascé de six pièces identique à celui du manoir du Roual, le trèfle excepté. L’ambiguïté de la formulation « ô trois fasses d’azur » ne fait pas obstacle, l’inventaire blasonnant ainsi les armoiries fascées de six pièces de deux autres familles alliées des Kermorvan, les du Chastel et les Kergroadez (Mauguin 2020, p. 3, 5). Un faisceau d’indices suggère que la maîtresse-vitre présentait un ancien réseau rayonnant et que la verrière elle-même, « toute mangée et rouillée et le plomb uzé et les armes en divers écussons rompues par l’injure du temps et par leur grande antiquité » (ibid., p. 7), pouvait dater du XVe siècle et avoir été augmentée au XVIe. Il n’y a donc pas lieu de douter de la validité de ce témoignage, « qui a le mérite de nous donner les émaux, argent et azur » (ibid. p. 4) des armes des Le Normant, et de la branche du Rouazle. Dans la même église, l’inventaire de 1610 relevait dans une fenêtre d’une chapelle méridionale « deux écussons armoyés desdites armes de Kermorvan avec les armes du Rouazle » (ibid., p. 5), en remarquant explicitement que ces dernières « sont à présent d’or à trois cormorants de sable » (ibid.). On comprend que les seigneurs de Kermorvan, après que les Le Normant aient abandonné leurs armes pour relever celles de leurs prédécesseurs, réactualisèrent leurs quartiers du Rouazle aux décors armoriés nouvellement mis en place. Dans la même commune de Trébabu, la chapelle Notre-Dame-du-Val est une fondation des Kermorvan toute parée de leurs armes. À l’extérieur, un relief armorié supposé datable vers la fin du XVe siècle montre un écusson de Kermorvan timbré d’un heaume cimé : les lambrequins arborent les armes de plusieurs alliances, parmi lesquelles celles du Rouazle à trois oiseaux (Mauguin 2020, p. 8-9), ce qui confirme à nouveau l’abandon définitif de l’ancien fascé.
Au terme d’une analyse d’une rare densité pour l’étude d’une pierre armoriée isolée et décontextualisée de sa mise en œuvre, les apports sont nombreux. Tout d’abord, l’identité des armoiries a pu être clarifiée : c’étaient très probablement celles de Yvon Le Normant époux de Jehanne héritière du Rouazle ou de leur fils Alain Le Normant seigneur du Rouazle. N’ayant de toute évidence jamais quitté Le Roual, la pierre armoriée, prévue pour être scellée en extérieur, sans doute au portail ou au fleuron de la porte, fait envisager la datation d’une importante campagne sinon la construction du manoir lui-même dans la première moitié et préférentiellement vers le premier quart du XVe siècle. De la même manière s’éclaire l’écusson sur la châsse-reliquaire conservée à l’église paroissiale, dont l’estimation vers 1450 se trouve confortée, quitte peut-être à la vieillir de quelques années, le contexte des années 1430-1440 paraissant tout aussi bien convenir, sans contredit stylistique. Relevant de l’anecdote, on laissera de côté les incertitudes quant au cimier interprété un peu hâtivement, qui pourrait être un bouquet de fleurs plutôt qu’une touffe de plumes de paon. Enfin on apprécie de reconnaître les armes et les émaux des Le Normant, jusqu’ici incertains. Cette pierre armoriée offre surtout un document précieux pour mieux saisir les conditions et les logiques souvent extrêmement complexes de transmission héraldique d’un fief de petite noblesse lorsqu’il n’était pas hérité par primogéniture masculine. La perpétuation du lignage et du port de ses armoiries a conduit à des solutions inhabituelles, comme ici un rare exemple d’une alliance hypogamique à filiation bilinéaire, amenant au bout d’une ou deux générations à une reprise matrilinéaire des nom et armes. Plutôt que d’être régie par des règles, l’héraldique bretonne à la fin du Moyen Âge semble avoir obéi à des usages, et ceux-ci étaient empreints d’une grande flexibilité.