Une abbatiale consacrée à Saint-Savin-et-Saint-Cyprien est documentée sur les rives de la Gartempe dès le début du IXe siècle, lorsque le monastère fut reconstruit par Dodon Ier (823-853). L’église actuellement visible date toutefois de 1040-1060 et constitue la seule partie romane du complexe monastique à avoir été préservée des destructions causées par les guerres de Cent Ans et de Religion. Classée monument historique en 1840 (base POP), puis au au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 1983 et réputée pour ses fresques romanes, elle conserve également des figurations héraldiques qui présentent une valeur documentaire non négligeable et offrent des repères chronologiques cruciaux pour les peintures réalisées à l’époque gothique (Landry-Delcroix 2012, p. 287-288).
Saint-Savin-et-Saint-Cyprien, le décor peint de la voute de la nef.
Des écussons apparaissent sur le mur pignon, de part et d’autre de la niche contenant une peinture à la Vierge à l’Enfant, et notamment dans la bande faîtière qui parcourt la voûte en berceau de la nef dans toute sa longueur. Réalisée au même moment que le cycle peint illustrant des épisodes bibliques, elle fut refaite à deux reprises entre le XIVème et le XVème siècle à la suite de travaux d’aménagement de la maçonnerie endommagée par des fissurations imputables probablement à l’instabilité de la structure et à des infiltrations d’humidité.
La couche picturale la plus récente date certainement d’après 1435. Elle est en effet marquée, au niveau de la cinquième travée, par une grande armoirie accolée à une crosse abbatiale, dans laquelle nous reconnaissons facilement les armes de la famille d’Allemagne (armoirie 1a). Ceux-ci avaient leur principal établissement en Poitou à Nalliers, village situé à quelques kilomètres au nord de Saint-Savin dont l’église est parsemée de leurs armes, et donnèrent deux abbés à Saint-Savin au cours du XVe siècle : d’abord Jean, abbé de 1435 à 1478, puis Florent, abbé de 1484 à 1510 (Beauchet-Filleau 1891, t. 1, p. 42, 55). En l’absence de documents écrits, il est difficile d’établir auquel des deux abbés appartenait cette armoirie qui est d’ailleurs la seule à être mentionnée par les sources érudites : au XVIIIe siècle, par Dom Fonteneau (Beauchet-Filleau 1891, t. 1, p. 43-45) et, vers la fin du XIXe siècle, par l’abbé Lebrun (1888, p. 33, note 1). Selon Thibout (Thibout 1945, p. 208-211) les travaux de réfection de la voûte auraient été commandités par Florent, mais son hypothèse ne s’appuie que sur le fait que celui-ci avait montré, dans son testament (1502), un grand attachement au monastère – dans le cloître duquel il fut inhumé – auquel il avait laissé des legs importants.
Si Florent d’Allemagne utilisa effectivement un sceau avec l’armoirie familiale timbrée par une crosse (Eygun 1938, p. 423, n. 1554), il est plus que probable que cette même enseigne avait été également employée par son prédécesseur. D’ailleurs, la forme de l’écu – très large au sommet et encore légèrement triangulaire – ainsi que son aspect un peu archaïque rendent plus vraisemblable une datation de l’armoirie vers le milieu du XVe siècle – et donc à l’époque de l’abbé Jean – plutôt qu’à la fin du siècle. Thibout associait à cette phase une armoirie au lion, grattée et couverte à l’époque moderne de dessins fantaisistes, qu’il mettait en rapport avec une autre armoirie au lion visible dans une chapelle de l’église de Nalliers (Thibout 1945, p. 210, note 5), édifice intégralement marqué par les enseignes des d’Allemagne. Cependant, aucune trace de cette armoirie n’est actuellement visible et il est probable que, en raison de l’état de conservation des peintures à son époque, Thibout ait mail interprété une des autres armoiries actuellement visibles sur la même bande faitière.
Saint-Savin-et-Saint-Cyprien, détail de la bande faîtière du décor peint de la voûte de la nef avec l’armoirie des Allemagne.
Le décor portant l’armoirie des d’Allemagne suivit en effet de quelques années seulement une première restauration de la bande faîtière qui avait concerné aussi les parties hautes des scènes les plus proches (Angheben 2013). Trois sections différentes de cette fasce, situées entre les sixième et neuvième travées, appartiennent notamment à cette intervention qui contempla aussi l’ajoute d’autres écussons armoriés (Moulinier 2005-2008, p. 36) : leur succession et orientation, avec le chef tourné vers l’autel majeur et la pointe vers l’entrée de l’église, semblent renforcer la « dynamique axiale » des peintures et accompagner le regard du fidèle vers le chevet. La portion de la bande courant dans la sixième travée est ornée de feuilles d’acanthe enroulées autour d’une tige de couleur jaune et présente en son centre une armoirie de gueules à la quintefeuille d’argent(armoirie 2a), que nous retrouvons aussi sur une petite console encastrée dans la partie interne du mur pignon, à côté de la peinture à la Vierge à l’Enfant (armoirie 2b).
Saint-Savin-et-Saint-Cyprien, armoirie anonyme.
Le décor feuillagé qui couvre la portion de bande des septième et huitième travées débute et se termine avec une armoirie d’argent à trois fleurs de lys de sable (ou de gueules ?), répétée deux fois (armoiries 3a-b). Enfin, le décor au pochoir des huitième et neuvième travées est interrompu, en son milieu, par un écusson fascé d’argent et de sable (ou de gueules ?) (armoirie 4), que l’on retrouve également sur la console déjà mentionnée qui est encastrée dans le mur pignon.
Les titulaires de ces trois éléments héraldiques n’ont pas pu être identifiés pour le moment : l’état de conservation des peintures et la possible perte ou altération des couleurs complique d’ailleurs le travail de reconstruction de l’armoirie dans son état d’origine. Par conséquent, à ce stade des connaissances, l’hypothèse que ces écussons portaient les armes des rois de France (armoiries 3a-b) et de la famille d’Allemagne (armoirie 4) (Christe et alii 1999, p. 160-161) ne peut pas être retenue.
La présence d’éléments ornementaux différents et la variation des armoiries laisse plutôt penser que la décoration peinte, vraisemblablement réalisée au cours d’une même campagne, fut financée par trois personnages distincts (ou même plus si l’on tient compte de la partie peinte aujourd’hui perdue) qui, en raison de leurs mérites, obtinrent le droit d’exposer leurs enseignes. La forme quasiment carrée des ces derniers écussons demeure cependant plutôt insolite pour la période. Si, dans la région, des écus de ce type sont plus fréquemment représentés à partir de la fin du XVIe siècle (Eygun 1939, pl. VIII, num. 222 ; pl. XXVI, num. 787 ; pl. XXXV, num. 995), leur apparition pourrait dater déjà du milieu du XVe siècle (ibid., pl. XXVIII, num. 838 ; pl. XXXIII, num. 953). L’hypothèse d’une double restauration de la peinture sous l’abbatiat de Jean d’Allemagne, à savoir au troisième quart du XVe siècle, ne serait donc pas invraisemblable. Il est possible qu’elle fût commencée sous l’impulsion de familles locales et assez rapidement reprise et achevée par l’abbé Jean qui y aurait apposé alors ses armes. Ces deux phases de réfection de la couche picturale de la bande faîtière n’est donc en aucun cas liée aux travaux de réparation profonde plus que de simple entretien (« reparare imo nec manutenere ») que l’abbé Jean de Saint-Sébastien fit réaliser, toujours au XVe siècle, en raison de l’état précaire dans lequel versaient les bâtiments du monastère (« edificia … quae non modicam undique minantur ruinam ») (Denifle 1897, p. 169, doc. 418).
Vierge à l’Enfant avec deux saints et consoles armoriées. Saint-Savin-sur-Gartempe, église abbatiale Saint-Savin-et-Saint-Cyprien, mur pignon.
Outre que sur la bande faitière de la nef, des écussons armoriés ornaient deux consoles encastrées en encorbellement au revers de façade de l’église, de part et d’autre de la niche contenant une peinture à la Vierge à l’Enfant accompagnée par deux saints, datée du XIIe (Favreau 2011) ou du XIIIe siècle (Mérimée 1845, p. 41, 95). Surmontées par une tablette aux bords moulurés, ces consoles servait probablement de soutien pour des bougies qui étaient allumées en l’honneur de l’image sacrée. Si cette peinture a retenu l’intérêt de quelques chercheurs – elle apparaît déjà dans la planche qui sert de frontispice au volume de Prosper Mérimée sur l’abbaye et sur ses peintures romanes (Mérimée 1845, pl. avant 1) – seul Robert Thibout signale la présence des armoiries qui l’encadrent, bien qu’elles soient bien mises en évidence par une ligne rouge de contour. Thibout pensait y reconnaître l’armoirie des D’Allemagne et celle au lion issant représentée également dans l’église Saint-Hilaire de Nalliers, qu’il voyait aussi parmi les écussons peints sur la voûte de la nef (Thibout 1945, p. 210 note 5).
Cependant, à la lumière de nouvelles observations, cette identification doit être révisée. Même si la face armoriée des deux consoles a été buchée, probablement à la Révolution, on y décèle encore la forme et les couleurs originelle des armoiries. À gauche de la Vierge à l’Enfant(armoirie 2b) on distingue une armoirie de gueules à la quintefeuille ;à droite (armoirie 1b),une armoirie d’or – des traces de jeunes sont encore visibles sur la surface de l’écu – à trois fasces de gueules. Elles semblent correspondre, respectivement, à l’armoirie de gueules à la quintefeuille d’argent et à celle fascée d’or et de gueules, qui furent peintes sur la bande faîtière de la voûte à l’occasion de la première campagne de restauration. Si la première armoirie demeure inconnue, l’autre appartient sans doute à la famille d’Allemagne. Les armes de cette famille sur la console encastrée dans le mur pignon pourraient donc bien témoigner d’une intervention réalisée sous l’abbatiat de Jean (1435-1478), ou de Florent (1484-1510) (Beauchet-Filleau 1891, t. 1, p. 42, 55), même si les deux écus ne sont pas accompagnés de crosse d’abbé. Si par la forme des écus, cette intervention pourrait dater plutôt du milieu du XVe siècle, ces présences héraldiques documentent que la réfection de la décoration peinte de la voûte fut réalisée dans un chantier probablement de plus grande envergure, financé par les mêmes personnages ou familles.
Auteur : Matteo Ferrari
Pour citer cet article
Matteo Ferrari, Saint-Savin-sur-Gartempe, église abbatiale Saint-Savin-et-Saint-Cyprien, https://armma.saprat.fr/monument/abbatiale-saint-savin-et-saint-cyprien-saint-savin-sur-gartempe/, consulté
le 02/04/2025.
Bibliographie sources
B. Moulinier, Saint-Savin, voûte de la nef, restauration 2005 à 2008, rapport des travaux.
Bibliographie études
P. Mérimée, Notice sur les peintures de Saint-Savin-sur-Gartempe, Paris 1845.
H. Denifle, La désolation des églises, monastères et hôpitaux en France pendant la guerre de Cent Ans, t. 1, Documents relatifs au XVe siècle, Paris 1897.
A. Lebrun, L’église de S.-Savin, Poitiers 1888.
H. Beauchet-Filleau, Dictionnaire historique et généalogique des familles du Poitou, t. 1, Poitiers 1891.
F. Eygun, Sigillographie du Poitou jusqu’en 1515, Poitiers 1939.
M. Thibout, « A propos de la bande faîtière qui décore la nef de l’église de Saint-Savin », Bulletin monumental, 108, 1945, p. 201-211.
Christe et alii, « Les peintures murales », dans R. Favreau (dir.), Saint-Savin. L’abbaye et ses peintures murales, Poitiers 1999, p. 99-189.
R. Favreau (dir.), La Vallée des fresques de Saint-Savin à Montmorillon, Poitiers 2011.
C. Landry-Delcroix, La peinture murale gothique en Poitou, XIIIe-XVe siècle, Rennes 2012.
M. Angheben, « L’apport des relevés stratigraphiques à Saint-Savin-sur-Gartempe. L’exemple du Sacrifice de Noé », In situ. Revue des patrimoine, 2013 (http://insitu.revues.org/10636).