Bâti sur la rive droite de la Vienne, à courte distance de la route qui relie Châtellerault à Chauvigny, le château de Chitré (anciennement Chistré) date d’avant le XIIIème siècle. Nous savons en effet qu’une tour qui s’élevait à cet endroit fut démolie en 1243-1245 (Crozet 1971-1972, p. 197). Reconstruit et à nouveau endommagé pendant les guerres de Cent Ans (Durand, Andrault 1995, p. 154), la forteresse entra en possession de Charles Tiercelin en 1516 par le biais de son mariage avec Anne Turpin, fille de Jacques, seigneur du lieu et chambellan de Charles VIII, et de Louise de Blanchefort.
Homme d’armes et commanditaire raffiné, Charles Tiercelin servit dans l’armée de François I pendant les guerres d’Italie : pris prisonnier à Pavie en 1525 avec le roi, comme récompense pour sa conduite reçut la moitié de la compagnie du duc d’Alençon et fut nommé chevalier de l’Ordre du roi (Grandmaison 1890-1894, p. 5). Tout en gardant les vestiges de l’ancien donjon, Charles Tiercelin fit bâtir une résidence remarquable dont les formes répondent pleinement au goût de la Renaissance : une commande qui sera rapidement redoublée par la reconstruction par ses soins du château de La Roche du Maine, son autre résidence dans le Loudunais. Passé aux Tiercelin d’Appelvoisin par le biais du mariage en 1550 entre François d’Appellevoisin et la fille de Charles Tiercelin (Grandmaison 1890-1894, p. 6), le château fut réuni au fief du Fou par Charles Tiercelin d’Appelvoisin au début du XVIIème siècle (Lalanne 1859, p. 391-392 ; Beauchet-Filleau 1891, p. 85). Ce passage marqua la fin de la fortune du château de Chitré, abandonné en faveur de la résidence bâtie sur l’autre rive de la Vienne et par la suite utilisée comme carrière de pierre de construction (Lavault 1985, p. 229). La restauration de l’édifice fut conduite entre 1878 et 1880 par les nouveaux propriétaires, Raoul Treuille et Lucie d’Arblay, sous la direction de l’abbé Brisacier, architecte-archéologue de Tours.
Château de Chitré, façade occidentale avant les travaux de restauration.
Même si la restauration fut conduite avec grand respect des traces de la Renaissance, l’état de conservation de l’édifice imposa des interventions de reconstructions importantes : le parement extérieur de la structure fut intégralement refait, aussi que la partie haute des édifices qui avait été totalement détruite. Les lucarnes et d’autres éléments ornementaux des façades furent en revanche inventés, en s’inspirant notamment à l’ornementation du château de La Roche du Maine, de laquelle des moulages et des dessins avaient été tirés (Poitiers, DRAC Archives MH). L’authenticité des éléments héraldiques ornant la façade occidentale – celle qui donne vers la route qui parcourt la vallée de la Vienne, est par conséquent douteuse. Les armoiries sculptées sur les clefs des encadrements des fenêtres semblent avoir été intégralement sculptées durant les travaux de la fin du XIXème siècle et il est impossible d’affirmer si elles ont été réalisées sur la trace d’une ornementation héraldique plus ancienne. De même, les deux reliefs posés entre les fenêtres du premier étage – l’un aux armes des Tiercelin, l’autre à celles d’alliance Tiercelin-Turpin – sembleraient avoir été totalement sculptés à cette époque, en réutilisant pourtant deux encadrements qui était déjà en place avant le lancement des travaux, comme une photographie ancienne l’atteste (Poitiers, DRAC Archives MH).
Il faut donc rentrer à l’intérieur du château pour retrouver quelques traces de l’ornementation héraldique originaire. La cheminée qui orne la grande salle au rez-de-chaussée retient notre attention. Attribuée à François Bérenger et a été réalisée en 1557, comme le témoigne la date gravée sur les piles du pont qui apparaît dans le coin en bas à gauche du relief ornant la hotte (Descoueyte 1993, s.p.).
Cheminé au cerf. Moulage de la cheminée du château de Chitré (Poitiers, réserves musée Sainte-Croix) (cliché musée Sainte-Croix).
Le comte du Crozet l’offrit en 1844 à la Société des Antiquaires de l’Ouest, mais à condition de pouvoir exiger son retour si le château, qui versait alors dans un état d’abandon, avait été restauré. Déposée dans le baptistère Saint-Jean de Poitiers le 1 juin 1844 (De Chergé 1844-1846, p. 97 ; Catalogue 1854, p. 66), elle fut réclamée en 1855 par le comte Bouillé, nouveau propriétaire du manoir, qui voulait la remettre dans son emplacement d’origine au terme des travaux de restauration qu’il avait l’intention d’entreprendre (« Compte rendu et chronique » 1852-55, p. 45). Puisque les travaux ne furent toutefois pas réalisés, la cheminée resta dans les collections publiques poitevines. En 1876, le nouveau propriétaire du château, Raoul Treuille, renoua la demande de restitution de la pièce, qui lui fut accordée (Lecointre-Dupont 1876, p. 393-395). La cheminée retrouva donc son ancien emplacement dans le cadre des travaux de restauration en cours (Durand, Andrault 1995, p. 154), tandis qu’un moulage de la pièce fut offert aux Antiquaires de l’Ouest (Ledain 1883, p. 523-524, num. 785), qui le déposèrent dans une salle de l’hôtel de ville (Rondeau 1878, p. 303; le moulage est actuellement conservé dans les réserves du musée Sainte-Croix de Poitiers).
Biche aux armes Tiercelin-Turpin. Chitré, salle de chasse.
Imposante par ses dimensions – elle fait 3,10 mètres de large sur 1,80 mètres de haut – la cheminée se signale pour son ornementation sculptée. Le fond de la hotte est entièrement occupé par un bas relief qui montre les phases successives d’une chasse au cerf, se déroulant dans une nature luxuriante et peuplée d’animaux. En premier plan, au même temps proie et héros de la chasse, un grand cerf est sculptée en saillant, couché sur le linteau de la cheminée, dans une attitude qui transmet une image de force et de grâce. Restauré à l’occasion de son retour à Chitré – on remplaça notamment les ramures, déjà disparues avant le déplacement de la cheminée à Poitiers (De Chergé 1844-1846, p. 98) – le cerf porte un écusson à son cou, suspendu par le biais d’un collier muni d’un fermoir (armoirie 1). Les armes d’alliance Tiercelin-Turpin y sont représentées, mais leur authenticité n’est pas totalement sure. Sur le moulage elles sont en effet représentées (Ledain 1883, p. 523-524, num. 785), d’une manière peu commune, sur un écu carré collé au bouclier en forme de chanfrein suspendu au cou de l’animal. Les documents textuels ne permettent pas de résoudre la question. Si Lalanne (1859, p. 390) mentionnait un écu aux armes d’alliance de la famille à cet emplacement (mais sans en détailler le blasonnement !), en 1844 Charles de Chergé affirmait en revanche qu’aucune couleur n’était plus visible sur la surface de l’écu, qu’il supposait pourtant d’avoir porté les armes des Appelvoisin de la Roche-du-Maine (de gueules à une herse d’or de trois traits).
Nous pouvons en tout cas affirmer qu’à la conclusion des travaux réalisé par Charles Tiercelin, la salle présentait l’aspect qu’elle a conservé jusqu’à nos jours : le Mémoire des travaux effectués en 1878-81 mentionne en effet une fourniture de pierre « pour réparer les têtes de cerfs » ornant cette pièce (Poitiers, DRAC Archives MH). Même à défaut d’un examen autoptique qui serait nécessaire pour établir l’authenticité de la série héraldique, il faudra de même remarquer qu’elle semble garder une certaine cohérence. Le grand cerf aux armes Tiercelin-Turpin y est accompagné par douze autres têtes de biche et de cerf (armoiries 2-7, 9-14), portant au cou des écus aux armes des Tiercelin, des Turpin et des Appelvoisin. Sur la paroi d’en face à la cheminée, une biche couchée porte à nouveau les armes Tiercelin-Turpin (armoirie 8). Ce curieux mélange d’armoiries a fit croire que l’ornementation de la salle fut commanditée par François Appelvoisin qui, en 1542, épousa Françoise Tiercelin, fille unique et héritière de Charles (Beauchet-Filleau 1891, p. 85). Toutefois, il nous semble plus plausible que le décor de la grande salle fut commandé par Charles Tiercelin en personne : non seulement il ne mourra qu’en 1567, mais il avait fait réaliser une série tout à fait semblable à celle-ci dans son autre château de La Roche-du-Maine. Il faudra de même rappeler que Tiercelin avait fait son genre lieutenant de sa compagnie d’ordonnance et lui légua tous ces biens, à condition qu’il prenne le nom et les armes de Tiercelin (Grandmaison 1890-1894, p. 6) : la série héraldique aurait donc pu mettre en exergue cette succession.
Cerf aux armes Tiercelin. Chitré, salle de chasse.
Quel qu’en soit, il nous semble probable que pour l’ornementation de la grande salle de ses deux résidence poitevine Charles Tiercelin ait voulu s’inspirer au modèle célèbre de la Galerie des Cerfs du château de Blois, faite construire par François I pour relier les bâtiments d’habitation à un des jardins : elle présentait environ 25 tête de cerf en plâtre, mais aux ramures naturelles, accompagnées par une statue du bouffon Triboulet et « un bras du roi Louis avec son faucon favori au poing » (Gadio cité par Hamilton Smith 1989, p. 311). Cette galerie fournit d’ailleurs le modèle à d’autres décors semblables, associant l’image du cerf à celle de la chasse, soit dans des résidences royales (Henry IV vers 1608 à Fontainebleau), soit d’autres grandes familles du règne proches de la cour (De Boissay dans le château de Mesnières). Finalement, il faudra de même considérer que cette ornementation, associée plus ouvertement à une intention emblématique, se retrouve dans d’autres châteaux du royaume, tel celui de Louye, édifié par Gauvin III de Dreux avant 1508 : des écus armoriés sont suspendu au cou des têtes de cerfs en plâtre peut-être pour évoquer un rituel héraldique qui était mis en place même dans les autres galerie ou salles aux cerfs ?
Dressoir aux armes des Turpin. Vouneuil-sur-Vienne, château de Chitré.
Sur le palier du deuxième étage du grand escalier, est conservé un dressoir ayant probablement appartenu au mobilier originel de la résidence reconstruite par Charles Tiercelin (Poitiers DRAC, Archives MH). Les armes de la famille Turpin sont représentées sur le volet antérieur de la pièce, portées par un écu superposé à un décor entaillé très serré (armoirie 15). Les panneaux latéraux présentent une ornementation au rythme plus large avec des fausses architectures surmontées par des entrelacements d’éléments pseudo-végétaux. Le style flamboyant de l’ornementation – avec des comparaisons possibles avec les boiseries composant la chaire de l’église de Dissay (début XVIème siècle), celles de la porte de la chapelle du château de Bourg-Archambault (fin XVème siècle) ou, encore, d’un coffre conservé au Musée d’Art et d’Histoire de Cognac (XVème-XVIème siècles) – aussi que la forme allongée de l’écu portent en direction d’une datation au début du XVIème siècle. Le meuble aurait donc appartenu à la famille Turpin avant le mariage d’Anne Turpin avec Charles Tiercelin en 1516.
Auteur : Matteo Ferrari
Pour citer cet article
Matteo Ferrari, Vouneuil-sur-Vienne, château de Chitré, https://armma.saprat.fr/monument/chateau-de-chitre/, consulté
le 23/11/2024.
Bibliographie sources
Poitiers, DRAC Nouvelle Aquitaine, Archives Monuments Historiques, Vouneuil/Vienne, Château de Chitré, dossier documentaire.
Bibliographie études
Ch. de Chergé, « Rapport sur l’acquisition d’une cheminée du XVIe siècle, et d’un cippe funéraire décoré de l’Ascia », dans Bulletin de la société des Antiquaires de l’Ouest, 1ère s., 4, 1844-1846, p. 97-100.
« Compte rendu et chronique », dans Bulletin de la société des Antiquaires de l’Ouest, 7ème s. , 1853-1855, p. 44-51.
Ch.-C. Lalanne, Histoire de Chatelleraud et du Chatelleraudais, t. 1, Chatellerault 1859.
G. Lecointre-Dupont, « Compte rendu et chronique », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 1ère s., t. 14, 1874-1876, p. 393-399.
Ph. Rondeau, « Compte rendu et chronique », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 2ème s., 2, 1878, p. 279-305.
Catalogue explicatif du Musée des Antiquités de l’Ouest, Poitiers 1854.
B. Ledain, « Musée de la Société des Antiquaires de l’Ouest. Catalogue de la galerie lapidaire », dans Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, VI, 1883, p. 459-547.
H. Beauchet-Filleau, Dictionnaire historique et généalogique des familles du Poitou, t. 1, Poitiers 1891.
C. de Grandmaison, « Vouneuil-sur-Vienne », dans J. Robuchon, Paysages et monuments du Poitou, t. 4, Paris 1890-1894.
R. Crozet « Recherches sur les sites de châteaux et de lieux fortifiés en Haut-Poitou au Moyen Âge », dans Bulletin de la société des Antiquaires de l’Ouest, 4e s., 11, 1971-1972, p. 187-217.
G. Lavault, C. Lavault, Les châteaux de la Vienne, Poitiers 1985.
M. Hamilton Smith, « François Ier, l’Italie et le château de Blois. Nouveaux documents, nouvelles dates », dans Bulletin Monumental, 147, 4, 1989, p. 307-323.
A. Descoueyte, « Histoire du château de Chitré, 1ère partie, de 942 à 1482 », dans Bulletin de la Société des Sciences de Châtellerault, 49, 1992, p. 31-51.
A. Descoueyte, « Histoire du château de Chitré, 2e partie : un grand seigneur à Chitré : Charles Tiercelin de la Roche du Maine 1482-1567 », dans Bulletinde la société des Sciences de Châtellerault, 52, 1993 [pag. non indiquée].
P. Durand, J.-P. Andrault (dir.), Châteaux, manoirs et logis. La Vienne, Prahecq 1995.
Photographies du monument
Armoiries répertoriées dans ce monument
Vouneuil-sur-Vienne, château de Chitré. Armoirie Tiercelin-Turpin (armoirie 1)
Mi-parti : au premier, d’argent à deux tierces d’azur, accompagnées de quatre merlettes de sable (Tiercelin); au deuxième, losangé d’or (ou d’argent) et de gueules (Turpin).