Située dans le cœur du petit village de l’Albenc, la maison Sorrel-Barbier date vraisemblablement de la seconde moitié du XVe siècle. Malgré les modifications que l’édifice avait subi dans le temps, à la fin du XIXe siècle, quand elle fut visitée par Paul Blanchet, elle conservait encore des éléments remarquables de son ornementation intérieure. Au premier étage, une salle était notamment ornée d’une cheminée aux armes écartelées des Rabots et des Peccats, sculptées dans un écu en chanfrein posé dans un cartouche orné de têtes d’hommes au milieu et sur les deux côtés (armoirie 1). Elle indiquait vraisemblablement le couple issu du mariage entre Bertrand Rabot († 1532) et Agnès Peccat († 1557), fille de Guillaume auquel la maison avait jusqu’alors appartenue (Chevalier 1884, p. 400). Cette union, célébrée en 1502, avait décrété le passage dans la famille Rabot de la maison, qui fut cependant déjà louée à un tel David Villars d’Arenne en 1561 (Blanchet s.d., p. 10).
L’élément le plus intéressant du décor de cette demeure se trouvait cependant dans la pièce d’à côté. Utilisée comme grenier à avoine à la fin du XIXe siècle quand elle fut découverte, elle avait été dotée, probablement dès son origine, d’un plafond peint dont les closoirs étaient ornés d’une bonne soixantaine d’écus armoriés alternés à des représentations de « scènes de jeu, de chasse, des cours d’amour, des grotesques et, surtout, des animaux allégoriques tirés du Bestiaire si en vogue au Moyen Âge » (Blanchet s.d., p. 4). D’après le dessin en couleurs publié par Blanchet, chaque poutre était ornée de dix closoirs figurés – vraisemblablement disposés sur les deux côtés de la poutre – dont cinq portant des armoiries. La charpente de la salle devait être donc formée par au moins six poutres et présentait pas moins de 120 closoirs figurés.
Si l’état actuel de ce plafond peint, déjà daté du XVe siècle en raison des costumes portés par les personnages représentés (ibid., p. 9) ou des années 1460-1470 (Piasa 2013, num. 43), nous est inconnu, nous pouvons tout de même nous faire une idée plutôt précise des armoiries et des scènes qui l’ornaient grâce aux relevés effectués par le peintre verrier Jandet (Blanchet s.d., p. 4 et 13, note 3) avant 1894 (Salles 1894, p. 107) et aux closoirs déposés qui sont passés en vente en 2013 (Piasa 2013, num. 43). Malgré la précision des dessins publiés par Blanchet, réalisés après le démontage des planchettes peintes, des incertitudes demeurent sur la lecture de certaines armoiries, qui à l’époque étaient couvertes d’une couche de poussière et présentaient des couleurs déjà virées (Blanchet s.d., p. 4 et 14), tout comme sur leur agencement et sur le fait que certaines d’entre elles pouvaient se répéter plusieurs fois.
Jandet ?, Plafond de la grande salle de la maison Sorrel-Barbier à l’Albenc, dans Blanchet s.d..
D’après Blanchet (s.d., p. 14) l’armoirie de France était représentée au début de chaque poutre (armoiries 2a- ?), suivie, selon la description parfois un peu confuse de l’érudit dauphinois, par celle du Dauphiné du Viennois (armoiries 3a- ?) et par celle du Dauphin, écartelée France-Dauphiné (armoiries 4a- ?). Les armes pleines de Savoie (armoiries 5a- ?) et celles mi-parties France-Savoie (armoiries 6a- ?) et Dauphin-Savoie (armoiries 7a- ?) étaient également peintes sur d’autres closoirs. L’association de ces armoiries laisse donc croire que le plafond fut mis en œuvre après le mariage entre Charlotte de Savoie et le dauphin Louis de France, futur Louis XI, et daterait donc entre le 9 mars 1451, quand l’union fut célébrée par procuration à Chambéry ou le 2 avril de la même année, quand elle le fut à Grenoble, et le 22 juillet 1461, quand Louis devint roi (il sera couronné à Reims le 15 août suivant). Nous ne pourrions autrement expliquer la présence des armes parties de France et Savoie, que Charlotte aurait pu porter seulement avant de devenir reine.
Closoirs armoriés et figurés provenant de la maison Sorrel-Barbier à l’Albenc (vente Piasa 2013).
Les armoiries des souverains étaient accompagnées par celles d’autres grandes familles qui, d’après Blanchet (s.d., p. 17), avaient été présentées parce qu’elles avaient le droit de porter la chasse de saint Antoine le jour de l’Ascension : les Châteauneuf (armoiries 8a- ?) (Rivoire de la Batie 1867, p. 144), qui étaient possessionnés à l’Albenc, et dont les armes sont représentées aussi, dans une forme brisée, écartelées à celles des Alleman (armoiries 9a- ?), probablement en relation à la branche issue de l’union entre Agnès de Châteauneuf et Guigues III Alleman d’Uriage († 1395) (Geneanet) ; les Visconti-Sforza (armoiries 10a- ?) – dont les armes représenteraient toutefois le roi de France selon Blanchet –, les comtes de Vintimille (armoiries 11a- ?). Cet ensemble aurait été complété d’après Blanchet par un écu à trois fasces (armoiries 12a- ?) qu’il attribuait aux Bressieu, qui possédaient la baronnie de la localité homonyme située à une vingtaine de kilomètres de l’Albenc (Rivoire de la Batie 1867, p. 107), mais que nous serons tentés d’attribuer plutôt aux Corbeau, ne retrouvant aucune trace du vair coloriant les fasces des armoiries des premiers (ibid., p. 171). Si l’hypothèse de Blanchet ne peut pas être totalement écartée, nous ne pouvons pas exclure que ces familles étaient représentées en tant que lignages notable du Dauphinois et que certaines de ces armoiries aient été ajoutées dans une deuxième temps. Nous comprendrons ainsi mieux la présence des armes des Visconti-Sforza (armoiries 10a- ?), qui feraient penser au titre de lieutenant général du Dauphiné attribué à Galéas Marie en 1465, et de celles – si la lecture de Blanchet est correcte – des Orléans-Longueville (armoiries 13a- ?), dont François fut gouverneur du Dauphiné en 1483 (Blanchet s.d., p. 18).
Closoirs armoriés et figurés provenant de la maison Sorrel-Barbier à l’Albenc (vente Piasa 2013).
À une dimension plus strictement régionale, voire locale s’attacheraient sans doute les écus que Blanchet attribuait aux Du Châtelet (armoiries 14a- ?) (Rivoire de la Batie 1867, p. 146), aux d’Uriage (armoiries 15a- ?) (Rivoire de la Batie 1867, p. 752), aux de la Tour du Pin, seigneurs de Vinay (armoiries 16a- ?) (Rivoire de la Batie 1867, p. 802) ou, encore, à une branche cadette des De Bourchenu (Rivoire de la Batie 1867, p. 98) (armoiries 17a- ?) – et aux D’Arces (armoiries 18a- ?) (Rivoire de la Batie 1867, p. 16). D’après les dessins publié par Blanchet, la série héraldique était complétée par trois autres écus armoriés, que l’érudit dauphinois cependant ne mentionne pas dans la description du plafond. Il s’agit d’une armoirie au chevron (armoirie 19a- ?), d’une autre au lion (armoirie 20a- ?), facilement reconnaissable aussi parmi les closoirs passés en vente en 2013 (Piasa 2013, num. 43), et d’une dernière, elle aussi visible dans une des planchettes vendues dans la même occasion, formée par les armes Châteauneuf-Alleman mi-parties avec un écartelé de gueules et d’or (armoirie 21a- ?), qui pourrait appartenir aux Beauvoir (Rivoire de la Batie 1867, p. 58). Ces derniers s’étaient en effet liés aux premiers par le biais du mariage de Marguerite de Beauvoir († 1274) avec Guigues Alleman († 1248) (dans l’écu armorié de la maison Sorrel-Barbier les armes des Beauvoir apparaissent inversées probablement pour éviter que les quartiers présentant un champ de la même couleur se trouvent l’un à côté de l’autre).
Plus mystérieuse demeure en revanche l’attribution d’un premier écu portant une tête d’homme munie de cornes de cerf et d’un deuxième, qui était répété quatre fois, chargé d’une croix pattée accompagnée d’un sorte de P, d’un S et, dans un cas, d’un peigne en pointe (Blanchet s.d., p. 18 ; Piasa 2013, num. 43). Si la nature héraldique de la première composition reste douteuse, la deuxième laisserait penser à une marque de marchand plutôt qu’aux armes parlantes d’un abbé, comme Blanchet le proposait (Blanchet s.d., p. 20).
Ecu chargé d’une marque de marchand ? L’Albenc, maison Sorrel-Barbier.
La série d’armoiries représentée sur ce plafond, un des rares plafonds armoriés connus à l’époque, poussa Paul Blanchet à croire que cette salle servit de lieu de réunion pour les feudataires du Dauphin et que les abbés de l’abbaye Saint-Antoine, située à une trentaine de kilomètres de l’Albenc, l’avaient notamment utilisée pour y convoquer les seigneurs de la région et discuter avec eux des questions à défendre aux états provinciaux (Blanchet s.d., p. 13). Nous savons aujourd’hui que les plafonds peints de ce type étaient tout à fait courants dans les résidences de la haute bourgeoisie ou de la petite noblesse de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne. La maison Sorrel-Barbier devait appartenir à cette catégorie de maisons, comme la présence des écus chargés d’une marque de marchand semble le confirmer. La présence réitérée d’armoiries liées au lignage des Alleman laisserait en outre penser que le commanditaire du plafond avait un quelque lien avec cette famille, dont la nature nous reste malheureusement inconnue pour l’instant.
Auteur : Matteo Ferrari
Pour citer cet article
Matteo Ferrari, L’Albenc, maison Sorrel-Barbier, https://armma.saprat.fr/monument/lalbenc-maison-sorrel-barbier/, consulté
le 21/11/2024.
Bibliographie études
Blanchet Paul, De quelques curiosités inédites et peu connues du Dauphiné, t. 2, Les maisons de l’Albenc, s.d. Lyon-Paris.
Chevalier Jules, « Généalogie de la maison de Rabot », Bulletin de la Société départementale d’archéologie et de statistique de la Drome, 18, 1884, p. 390-411.
Piasa, Haute époque et curiosités (Paris, mercredi 4 décembre 2013), Paris 2013.
« Salles décorées d’armoiries en Dauphiné », Bulletin Monumental, 59, 1894, p. 106-108.
Photographies du monument
Armoiries répertoriées dans ce monument
L’Albenc, maison Sorrel-Barbier. Armoirie Rabot-Peccat (armoirie 1)
Ecartelé : aux 1 et 4, d'(argent) à cinq pals flamboyants de (gueules), trois mouvant du chef et deux de la pointe, au chef d'(azur) chargé d’un lion passant d'(or) (Rabot) ; aux 2 et 3, d'(azur) à la bande d'(or), chargé d’un lion de (sable), armé et lampassé de (gueules) (Peccat).
Attribution : Rabot famille ; Peccat famille ; Rabot Bertrand ; Peccat Agnès
L’Albenc, maison Sorrel-Barbier. Armoirie Dauphin de France (armoiries 4a- ?)
Écartelé : au 1 et 4, d'(azur) à trois fleurs de lys d'(or) (France) ; au 2 et 3, d'(or) au dauphin d'(azur), crêté, barbé, loré, peautré et oreillé de (gueules) (Dauphiné).
L’Albenc, maison Sorrel-Barbier. Armoirie Charlotte de Savoie (armoiries 7a- ?)
Mi-parti : au 1, écartelé : au 1 et 4, d'(azur) à trois fleurs de lys d'(or) (France) ; au 2 et 3, d'(or) au dauphin d'(azur), crêté, barbé, loré, peautré et oreillé de (gueules) (Dauphiné) (Dauphin de France) ; au 2, de (gueules) à la croix d'(argent) (Savoie).
L’Albenc, maison Sorrel-Barbier. Armoirie Châteauneuf-Alleman (armoiries 9a- ?)
Ecartelé : au 1 et 4, de gueules semé de fleurs de lis d’or, à la bande d’argent brochant (Alleman) ; au 2 et 3, d'(argent), à trois taus d'(azur ou sable), au chef de gueules (Châteauneuf brisé).
L’Albenc, maison Sorrel-Barbier. Armoirie Châteauneuf-Alleman / Beauvoir (armoiries 21a- ?)
Mi-parti : au 1 écartelé : au 1 et 4, de gueules semé de fleurs de lis d’or, à la bande d’argent brochant (Alleman) ; au 2 et 3, d'(argent), à trois taus d'(azur ou sable), au chef de gueules (Châteauneuf brisé) ; au 2 écartelé de gueules et d’argent (Beauvoir).
Attribution : Beauvoir famille ; Châteauneuf - Alleman