Landerneau (Beuzit-Conogan), tombeau de Troïlus de Montdragon (soubassement)
Présenté au sein des collections permanentes du Musée départemental breton à Quimper, le tombeau à gisant de Troïlus de Montdragon date des environs de 1545 et provient de l’ancienne église de Beuzit-Conogan près de Landerneau, avant sa ruine dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce monument d’une grande qualité d’exécution raconte par l’héraldique l’histoire d’un important capitaine, couvert d’honneurs et de récompenses par les princes, mais homme nouveau, marié à une riche héritière. Son soubassement est orné d’un cycle héraldique d’une composition assez classique, formé aux côtés latéraux par une double enfilade de cinq écussons pris sous des arcs surbaissés coiffés d’un dais et portés par de fins pilastres, et aux petits côtés par un grand relief avec écu armorié, supports, heaume, cimier et lambrequins ornés. Le panneau de pied du soubassement, orné des grandes armes de Montdragon, mérite un examen dédié.
L’intérêt de l’ensemble réside dans le choix du défunt d’avoir mis en valeur l’ascendance de son épouse Françoise de La Palue, dame dudit lieu et de Trésiguidy. Cela lui permit de s’affirmer comme seigneur des fiefs de son épouse, mais surtout de se prévaloir de l’origine lointaine et prestigieuse de celle-ci, dont la maison descendait des anciens vicomtes de Léon et plus haut encore, des anciens rois légendaires de Bretagne, aux temps mérovingiens et carolingiens. Par cette généalogie héraldique habilement constituée, Troïlus de Montdragon, dont le père était issu semble-t-il en bâtardise d’une famille étrangère d’origine basque, n’hésita pas à se poser en cousin par alliance extrêmement éloigné, mais cousin tout de même, de la maison souveraine. François Ier, était en effet le gendre d’Anne de Bretagne, l’époux de la défunte Claude de France, et leur dauphin, le futur Henri II, était duc de Bretagne par titre de courtoisie.
Le programme héraldique est divisé en deux ensembles distincts : aux grandes armes des Montdragon sur le devant du soubassement, qui méritent un développement spécifique, répondent les écussons de Montdragon et plusieurs alliances Montdragon / La Palue sur le flanc droit. Quant aux armes plaines de la Palue sur le panneau arrières, elles sont associées aux armes de cinq terres et seigneuries de la Palue au côté gauche.
Les cinq écussons au flanc droit du soubassement, aux armes des Montdragon et La Palue, se déclinent comme suit :
Le premier (armoirie 1) montre les armes personnelles de Troïlus de Montdragon sous la forme d’un écartelé de Montdragon et de Hallot, une terre normande acquise par son père au début du XVIe siècle. L’histoire de ces armes, à propos desquelles la bibliographie est longtemps restée flottante, est examinée au sein de la notice dédiée au panneau de tête. Le second est un écartelé de La Palue et Trésiguidy, avec un écusson de Kergorlay brochant (armoirie 2). Ce sont les armes de François, seigneur de la Palue, et de Marguerite, dame de Trésiguidy alias Tréziguidy et des Salles. François, comme seigneur de la Grande Palue, écartèle aux 1 et 4 ses armes avec celles de son épouse. Le vairé en abîme correspond est aux armes de la mère de cette dernière, Amice de Kergorlay, dame héritière des Salles, épouse de Jehan de Trésiguidy. Ces armes mettent l’accent sur l’alliance avec une héritière.
Le troisième écu (armoirie 3), en position centrale, est aux armes plaines de Montdragon, sans l’alliance du Hallot. Le quatrième (armoirie 4) est mi-parti de la Palue et d’un écartelé Tréziguidy-Kergorlay. Ce sont les armes en alliance des beaux-parents de Troïlus, François, seigneur de La Palue et Marguerite, dame de Trésiguidy et des Salles. Le cinquième et dernier (armoirie 5) est un mi-parti d’un écartelé Montdragon-Hallot avec la Palue, pour l’union de Troïlus de Montdragon avec Françoise, dame de la Palue. Les cinq écussons au côté gauche, aux armes des différents fiefs des La Palue, se font suite en inversant l’ordre présentation de droite à gauche afin de respecter la succession généalogique.
L’écu le plus à droite est aux plaines armes de La Palue, seigneurs de la Grande-Palue, manoir en la paroisse de Saint-Houardon en Landerneau, au fief de Léon (armoirie 6). Comme il a déjà été signalé, les La Palue portaient les armes de Léon brisées en juveigneurie d’un lambel de gueules. Il sont réputés descendre des sires de Léon, branche cadette des vicomtes de Léon. On relève qu’Hervé Ier de Léon, sire de Châteauneuf, aurait eu quatre fils dont l’un des cadets, Guyomarc’h, vivant vers 1230, serait tige de la maison éponyme des seigneurs de La Petite-Palue dans la même paroisse (Torchet 2010, p. 245). Quelques décennies plus tard, en 1262, Hervé, fils du précédent, dont le prénom appartient au patrimoine onomastique des Léon, reçut « en héritage les terres que son père a obtenu en bienfait, à savoir le fief de »Bosic » » (Kernévez, Morvan 2002, p. 285), où l’on reconnaît généralement La Petite-Palue en la paroisse de Beuzit-Conogan (ibid.). Les deux seigneuries de La Palue, héritage commun de la même branche cadette des sires de Léon, furent à plusieurs reprises séparées ou réunies.
Le second écusson par la droite est aux armes de Trésiguidy : d’or à trois pommes de pins de gueules, pointes en haut (armoirie 7). Le manoir de Trésiguidy est situé dans la paroisse de Pleyben sous le duc, en la sénéchaussée de Châteaulin. La première occurrence de leurs armes figure en 1381 sur un sceau de Jehan de Trésiguidy, cadet qui brise les armes familiales d’un annelet en chef (Paris, Archives Nationales, AN J 242-57). Le lignage produisit des chevaliers renommés : Maurice de Tréziguidy, compagnon de du Guesclin, fut prévôt de Paris en 1380, d’autres furent capitaines de Hennebont et de Quimper. La famille tomba en quenouille par le mariage de Catherine de Trésiguidy avec Pierre du Hautbois, sieur de Quimerc’h, dont le fils cadet Jehan de Trésiguidy releva les nom et armes de sa mère. La copie d’un acte du 22 juin 1391 en détaille les raisons : « C’est un acte par lequel Yvon de Querimerch et Catherine de Tresiguidy sa mere deguerpie de feu Jean du Hautbois seigneur de Querimerch considerante que par la mort de feu monsieur Guy de Tresiguidy chevalier frere dicelle Catherine decedé, la terre et seigneurie de Tresiguidy estoint escheus a ladite Catherine et par ce quelle estoit femme et quil ne luy appartenoit porter ne exercer les faicts des armes que ledit Yvon son fils aisné et qui debvoit succeder a icelle a son deceds portoit le nom et les armes de Querimerch quil avoit de par son pere lesquelles ne voulesent relinquer ne laisser pour porter celles de Tresiguidy induit par le conseil et deliberation de leurs prochains cousins et amis considerante le renom, toultes stremité et prouesses que furent et ont esté autrefois et reputez estre en leurs predecesseurs seigneurs de Trésiguidy et leurs ramagiers issues dudit nom de Tresiguidy qui avoint esté porteis au temps passé vaillaimmantz et honnorablemant en plusieurs et divers lieux et contée publics ne soint effacés et mises en oubliances ains soint maintenues portées et coutumees ledit Yvon du consentemant de ladite Catherine sa mere recoit Jean son frere germain a homme fraternel et ramagier suivant la coustume des nobles du pays de Bretaigne et luy transporte et aux seiens appres luy a heritages le manoir et armes de Tresiguidy o leurs largesses noblesse issues et appartenances et touttes les autres terres heritages fermes droits juridictions descentes seigneuries et obeissances haulte et basse que feu Monsieur Eon de Tresiguidy pere dicelle Catherine et ledit Monsieur Guy tenoint et avoint en possession en levesché de Cornouaille a condition que ledit Jean et ses hoirs males issues de luy seront tenus porter Tresiguidy par ceux de la ligne » (Brest, AD du Finistère, 1 E 873). Les armes de Trésiguidy perdurèrent après la vente de la seigneurie et furent encore utilisées dans les sceaux aux contrats de la cour de Trésiguidy en 1615 (Brest, AD du Finistère, 1 E 965).
Le troisième écu au centre du soubassement gauche, est aux armes des Guyomarc’h, seigneurs de la Petite-Palue, dont la filiation aux Léon a été précisée plus haut (armoirie 8a).
Le quatrième écu partant de la droite montre un écartelé de Trésiguidy et de Kergorlay (armoirie 9), armes d’Amice de Kergorlay, épouse de Jehan de Trésiguidy, comme dame des Salles. Cette dernière avait hérité de la seigneurie des Salles de sa sœur Jehanne qui testa en 1453 et décéda sans hoir. Elles étaient petites-filles de Roland, sieur des Salles, dont le frère cadet Jehan épousa Alix Bilzit, l’héritière du Bruil et du Cludon formant la souche des Kergorlay, seigneurs du Cludon. Roland et Jehan étaient frères puînés ou cousins de Jehan, sire de Kergorlay dont la fille unique porta la seigneurie de Kergorlay à Raoul, comte de Montfort et de Gaël (Saint-Brieuc, AD Côtes d’Armor, fonds 85 J, induction de Kergorlay, 1671). Il est noter que c’est le vairé qui apparaît sur l’écusson de la chapelle de Guénily en Pleyben sans aucune brisure visible, même par changement d’émail.
Le dernier écusson porte quatre fusées en fasce (armoirie 10), des armes qui ont été attribuées sans preuve aux Bouteville en postulant une hypothétique alliance dont le souvenir se serait perdu (Le Guennec 1925, p. XVIII ; Gertrude 1994 ; Cordier 2017). Il faut décliner cette proposition et remarquer que les quatre premiers écus font référence aux terres de Françoise de La Palue : La Grande Palue, Trésiguidy, La Petite Palue et Les Salles. En suivant cette logique, il faut explorer la piste des seigneuries de Lannorgat en Plouvorn ou de la Ville-Neuve en Quimerc’h. Dans des notes, malheureusement succinctes, à propos des prééminences de l’ancienne église de Beuzit-Conogan, le marquis de Molac signala la présence dans une vitre d’un écu « de gueulles a 5 fusées d’or seulles, je croy Lanorgant » (Rennes, AD d’Ille-et-Vilaine, 2 EL 282). Ysabeau de Lanorgant, dame héritière dudit lieu, avait épousé Hervé Guiomarc’h, seigneur de la Petite-Palue, cité lors de la Réformation de 1443. Ils étaient les parents de Jehanne Guyomarc’h, héritière de la Petite-Palue qui épousa Olivier de La Palue, seigneur de la Grande-Palue. Les armes de Lanorgant seraient donc « de gueules à quatre alias cinq fusées d’or en fasce », bien qu’on leur prête plutôt des armes ornées d’un lévrier colleté (Le Borgne 1667, p. 168 ; Potier de Courcy 1993, 2, p. 155 ; Torchet 2010, p. 227).
Le panneau au côté de la tête, qui devait probablement être tourné vers la nef, est orné des grandes armes de la Palue, supportées par deux lions et timbrées d’un heaume cimé d’un lion – martelé – assis sur un tortil. L’écu a été brisé (armoirie 11), de sorte qu’il est impossible de savoir s’il était orné des armes de La Palue plaines ou en alliance avec Montdragon ou Trésiguidy / Kergorlay. En revanche, les six armoiries déployées aux lambrequins du casque, formant une généalogie du lignage, sont intactes. Afin d’en respecter la chronologie, elles se lisent en partant du bas, les volets du haut correspondant aux alliances les plus anciennes.
Le lambrequin inférieur droit est aux armes des Guyomarc’h (armoirie 8b). Jehanne Guyomarc’h, dame héritière de la Petite-Palue, manoir quasi-voisin de celui de la Grande Palue, épousa Olivier de La Palue, tous deux étant les grands-parents de Françoise de La Palue, épouse de Troïlus de Montdragon. On signalera en passant un écusson aux armes écartelées des Le Borgne et Guyomarc’h subsiste au-dessus de la porte du manoir de La Petite-Palue .
Les trois trèfles au lambrequin inférieur gauche (armoirie 12) renvoient à une famille Le Lec’h alias du Lec’h, Le Heuc, Lehec, qui tenait le manoir du même nom en la paroisse Saint-Houardon de Landerneau au fief de Léon, et blasonnait d’or à trois trèfles de gueules. Cette alliance est inconnue, mais suivant la position des lambrequins, ce doivent être les armes de l’épouse d’Alain de la Palue, père du précédent, qui décéda avant son père et dont l’épouse est inconnue. On note qu’une injonction de 1503 signale un Hervé Le Heuc, qui pourrait peut-être correspondre.
Le lambrequin du rang intermédiaire à droite est orné des armes des Kerret, d’or au lion morné de sable, à la cotice de gueules brochante (armoirie 13). C’est également une famille issue en juveigneurie des vicomtes de Léon, qui porte leurs armes avec brisure. Comme la précédente, cette alliance est inconnue, mais ce ne sont pas les armes de la mère d’Alain de La Palue signalé ci-dessus, dont le père serait prénommé Olivier.
Les trois fusées en fasce (armoirie 14) au lambrequin central à gauche posent question. Il n’est pas du tout certain qu’il s’agisse des armes de Lannorgant présentes au soubassement du tombeau et signalées dans une ancienne verrière disparue : elles comportent plutôt quatre ou cinq fusées et non trois et correspondent à une alliance des Guyomarc’h de La Petite-Palue. Sous réserve, il pourrait s’agir des armes des Lansulien qui portaient d’argent à trois fusées de sable posées en fasce ou peut-être des Kergounouarn, seigneurs dudit lieu en Plouvorn, qui blasonnaient d’argent à 3 fusées de gueules.
Les deux volets supérieurs renvoient aux origines du lignage. Celui de gauche est aux armes de Léon, d’or au lion morné de sable (armoirie 15). Comme signalé plus haut, Guyomarc’h, un cadet d’Hervé Ier de Léon de la branche cadette des sires de Léon, serait tige des deux maisons de La Palue.
Enfin, les armes de Bretagne au dernier lambrequin (armoirie 16) constituent le point d’orgue de la démonstration héraldique formée par le tombeau tout entier, dont une finalité consiste à revendiquer une origine royale de tradition immémoriale. Les vicomtes de Léon étaient réputés descendre des anciens rois légendaires de Bretagne à la fin de l’Antiquité et aux temps mérovingiens, en particulier du mythique Conan Mériadec. Ce dernier apparaît pour la première fois au sein de l’Historia regum Britanniae composée par Geoffroy de Monmouth vers les années 1130. La tradition en fut reprise par le chroniqueur Pierre Le Baud à la fin du XVe siècle et connut une longue postérité avant d’être suspectée au XVIIe puis sévèrement remise en question au XIXe par l’historiographe Arthur de La Borderie. Les recherches contemporaines ont mis en évidence les processus et contextes d’écriture de cette histoire mythifiée mêlée de récits hagiographiques fabuleux. À la fin du Moyen Âge, les forgeries généalogiques qui en découlèrent nourrirent la haute aristocratie bretonne de prétentions nobiliaires qui aboutirent à la mutiplication de mythèmes et cultes de saints familiaux. Les Rohans en particulier se firent champions de la réalité de Conan « car il légitimait leurs prétentions symboliques à une origine royale » (Torchet 2010, p. 12). À partir des années 1540, l’histoire mythique des anciens rois de Bretagne prit une tournure de plus en plus politique en servant d’argumentaire pour justifier l’indépendance des États de Bretagne, jusqu’à la composition par Bertrand d’Argentré en 1580-1582 d’une Histoire de Bretagne qui fut censurée par le dernier Valois et ses successeurs.
C’est dans ce contexte de revendication montante des origines royales de la Bretagne, au sein duquel les hauts lignages continuaient de développer le crédit de leurs anciens mythes fondateurs hérités du siècle passé, que fut sculpté le tombeau de Troïlus de Montdragon. Pour le capitaine issu d’une branche peut-être illégitime d’une famille étrangère, cette généalogie héradique permettait de légitimer la succession sur le fief après le passage à l’autel. Quant au lambrequin herminé, il tenait d’une volonté d’inscrire au plus profond ses nouvelles racines. En remontant la parenté héroïque de son épouse jusqu’aux rois mythiques, le principal seigneur en la paroisse de Beuzit-Conogan gravissait d’un seul coup plusieurs marches, en se présentant également comme un très lointain cousin par alliance de la reine que son père avait servi, et du Dauphin qui règnerait bientôt.