Jean de Berry († 1416), qui avait déjà eu en apanage le Poitou en 1356, ne entra effectivement à Poitiers que le 7 aout 1372, quand les français reprirent la ville consignée aux Anglais par le traité de Bretigny (1360). Les séjours du duc furent fréquents et prolongés : en se limitant aux dates fournies par les actes, on compte 270 jours entre 1372 et 1416, concentrés notamment en 1372-1378 (Favreau 1991, p. 103-104). Tout au long de sa seigneurie, le duc ne cessa d’investir dans des chantiers destinés à marquer l’aspect de la ville. Parmi ceux-ci, des grands travaux furent lancés dans l’ancien Palais des Ducs, peu après le début du renouvellement du château. Le chantier était en effet déjà ouvert depuis quelque temps, lorsqu’en novembre 1384 Jean Guérat – à l’époque lieutenant de Guy de Damartin et, plus tard, dernier des maitres d’œuvres de Jean de Berry (Favreau 1966, p. 1361) – reçut une grande peau de parchemin pour « pourtaire la devise » des œuvres commanditées dans la tour de Maubergeon (Favreau 1971, p. 49 ; Id. 1991, p. 107). Les travaux dans ce secteur du palais commencèrent donc en janvier 1385, epar la transformation du donjon roman en palais princier, conforme au goût de l’époque dans les ouvertures et dans le décor (Magne 1904, p. 55-57).
Palais des comtes, tour Maubergeon, façade méridionale avec cycle de statues.
Fondée au XI-XIIe siècles, la tour Maubergeon, (sorte d’avant-corps du palais du côté sud) est caractérisée par une structure à plan carré avec des tours circulaires aux quatre angles. Elle est ornée, dans la partie sommitale, par une série de statues qui représentaient une sorte de complément vers l’extérieur du programme de célébration du seigneur mis en œuvre dans la cheminée de la grande salle. Les fossés qui entouraient le palais à l’origine, devenus inutiles déjà au milieu du XIIe siècle après l’élargissement de l’enceinte urbaine, avaient était probablement comblés à l’époque d’Alphonse de Poitiers (Favreau 1971, p. 45). En quelque sorte redécouvert après les dégagements réalisés entre 1851 et 1904, qui comportèrent la démolition des bâtiments plus tardifs accolés au donjon et le cachant presque intégralement à la vue (Joy, Servant 2005, p. 303-308), l’ensemble est actuellement formé par seize statues aux visages fortement caractérisés. Elles étaient dix-neuf à l’origine, mais celles qui se trouvaient sur le coté sud et qui constituaient la partie centrale de la composition sont perdues.
Placées entre les fenêtres du deuxième étage et sur les lésènes des tours, elles reposent sur des consoles ornées par des personnages masculins – la plupart barbus et habillés à l’ancienne, tenant des phylactères ou des livres ouverts – exceptions faite pour les deux visibles sur le coté sud, ornées par des écus armoriés.
L’ensemble semblerait avoir été exécuté entre 1387 et 1389. Le 5 février 1388 les registres de comptes rapportent en effet des quittances de payement pour Guillaume Lavarde, qui avait livré à l’atelier des tailleurs de nombreuses pierres destinées au chantier, et notamment certaines qui servaient pour faire les « tabernacles » et les « ymages » destinés à la tour de Maubergeon (Magne 1904, p. 77 ; Favreau 1966, p. 51 ; Id. 1991, p. 108). Si la livraison des pierres avait donc commencé au printemps 1387 (Rapin 2010, p. 81, note 414), il est certain que l’achèvement du cycle date d’après 1389, année du mariage de Jean de Berry avec Jeanne de Boulogne. En effet, les armoiries du couple sont représentées sur les consoles de la « façade » sud de la tour : les armes du duc sont reproduites sur la console centrale (armoirie 1), soutenues par deux anges, tandis que celles de sa femme (armoirie 2) sont visibles sur celle de droite, portées par deux personnages masculins habillés d’une tunique longue et ample.
Palais des comtes, tour Maubergeon, façade méridionale avec consoles héraldisées.
Si la datation du cycle tout au début des années 1390 (Rapin 2010, p. 80) ne pose aucun problème, son interprétation demeure énigmatique. On a donc prétendu que la « façade » méridionale du donjon avait été complétée par le portrait de Jean de Montpensier, seul hériter du prince encore vivant à l’époque, installé sur la console de gauche (et non sur celle centrale comme le suppose Rapin 2010, p. 80). Cette éventualité paraît toutefois improbable, en raison de l’absence d’indications héraldiquse identifiant la statue du jeune prince.
Selon la tradition érudite locale (recueillie par Pilotelle 1860, p. 375-376 et Magne 1904, p. 100), il s’agirait plutôt d’un cycle de célébration seigneuriale, les autres statues représentant les « sept vicomtes de Poitou » – à savoir ceux de Thouars, Châtellerault, Rochechouart, Brosse, Aulnay, Bridiers et Montbas – ou bien les « anciens comtes de Poitou » ou encore les conseillers du duc (pour Magne 1904, p. 102 qui écartait l’hypothèse qu’il s’agissait de personnages de la famille royale à cause, justement, de l’absence d’éléments héraldiques). La première version semblerait la plus digne de confiance, puisqu’elle serait confirmée par une paidoirie présentée au parlement de Paris le 2 janvier 1441 par Jacques Jouvenel des Ursins, archidiacre de Paris, puis archevêque de Reims et, enfin, de Poitiers (1449-1457). Ce dernier affirma expressément que « la tour qui s’appelle de Maubergeon bien ancienne dont sont tenuz VII vicontés qu’il declare et la seigneurie de Partenay et autres plusieurs qu’il déclare. Et du temps du feu duc de Berry lors conte de Poictou fist édifier ladicte tour, et à lentour fist ériger les statues en pierre desdicts VII vicomtés et autres grans seigneuries tenues de ladicte tour en foy et homage » (Favreau 1966 p. 1362 ; Id. 1991, p. 109 ; Autrand 1999, p. 12-13).
Palais des comtes, tour Maubergeon, console aux armes de Jean de Berry .
Par sa proximité relative à la date de réalisation du cycle, le témoignage de Jacques Jouvenel semble digne de confiance (Autrand 1999, p. 10). Dépourvues d’attributs ou d’autres éléments qui permettent d’en reconnaître l’identité, la plupart des statues qui ornent ce donjon reste toutefois anonyme, et les raisons à la base de l’exécution d’un cycle aussi singulier demeurent difficiles à cerner. S’il est peu probable que l’ensemble constitue une commémoration tardive de l’acte d’hommage rendu en 1372 à Jean de Berry par les barons de la région réunis à Loudun (Autrand 1999, p. 11) – d’autant plus qu’ils étaient 24 ! –, il faudrait peut-être chercher une relation entre les statues et les fonctions abritées dans la tour, vu que Jaques Jouvenal déclare qu’y « sont tenuz VII vicontés qu’il declare et la seigneurie de Partenay et autres plusieurs qu’il déclare » (Paris, ANF, Xla 4798, f. 279v). D’ailleurs, comme Robert Favreau l’a bien mis en exergue, c’est de la tour Maubergeon que relèvent les différents fiefs du comté (Favreau 1971, p. 41).
La salle qui s’ouvre à l’intérieur de la tour juste derrière les deux baies gothiques surmontées par les armes ducales est également ornée d’éléments héraldiques. L’écusson de gueules semé de châteaux d’or visible sur le linteau de la cheminée est sûrement le fruit d’une reconstruction fantaisiste, probablement réalisée par les mêmes restaurateurs qui intervinrent sur la cheminée de la Salle des pas perdus dans les années 1840. En revanche, une clef de voûte porte encore un écusson fragmentaire authentique aux armes du duc de Berry : les fleurs de lys, même si martelées, restent aisément lisibles (armoirie 3). Enfin, un dernier fragment héraldique a été déposé au sol, à l’intérieur de la cheminée
Palais des comtes, tour Maubergeon, salle au rez-de-chaussée, clef aux armes de Jean de Berry.
(armoirie 4). Il s’agit d’un heaume à timbre plat surmonté d’un cimier à la fleur de lys carrée, qui devait vraisemblablement couronner un autre écusson aux armes de Jean de Berry. Le cimier à la fleur de lys était en effet porté soit par le roi, soit par les branches cadettes de la famille royale, comme en témoigne le sceau utilisé par Jean de Berry à la fin du XIVème siècle. La forme triangulaire de ce fragment laisserait penser qu’il pouvait orner le tympan d’une porte. Nous pensons donc qu’il puisse être identifié avec le cimier timbrant un écu aux armes de Jean de Berry sculpté sur une porte du palais et relevé en 1822 (Poitiers, Méd. ms. 547, f. 314). L’image héraldique était complétée par deux hommes en armures, eux aussi en relief, en fonction de tenants de l’écu.
Pour revenir aux sculptures externes, il est possible que les autres personnages composant le cycle aient été identifiés par d’autres attributs, permettant ainsi de rendre intelligible une image servant à montrer la puissance féodale du duc et la centralité de Poitiers dans la structure du duché. Si des inscriptions pouvaient avoir été tracées sur les cartouches et dans les pages des livres tenus par les personnages représentés dans les culs-de-lampe, d’autres éléments héraldiques pouvaient, par exemple, orner les vestes des prétendus « vassaux » du duc.
Auteur : Matteo Ferrari
Pour citer cet article
Matteo Ferrari, Poitiers, Palais des comtes (Tour Maubergeon), https://armma.saprat.fr/monument/palais-des-comtes-tour-maubergeon-poitiers/, consulté
le 09/10/2024.
Bibliographie sources
Paris, ANF, Xla 4798, f. 279v.
Poitiers, Médiathèque François Mitterrand, ms. 547.
Bibliographie études
P.-E. Pilotelle, « Notice sur les statues du donjon de Maubergeon (Palais de justice de Poitiers) », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, s. 1, 9, 1860, p. 375-382.
L.Magne, Le Palais de justice de Poitiers. Etude sur l’art français au XIVe et au XVe siècles, Paris 1904.
C. De la Croix, « Les origines des anciens monuments religieux de Poitiers et celles du square de son palais de justice et de son donjon », dans Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, s. 2, 29, 1905, p. 1-80.
R. Favreau, « Les maîtres des œuvres du roi en Poitou au XVe siècle », dans Mélanges offerts à René Crozet, éd. par P. Gallais, Y.-J. Riou, Poitiers 1966, t. 2, p. 1359-1366.
R. Favreau, « Le palais de Poitiers au Moyen Age. Etude historique », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, s. 4, 11, 1971, p. 35- 65.
R. Favreau, « Jean de Berry et la ville de Poitiers », dans Fürstliche Residenzen im spatmittelalterliche Europa, hrsg. von H. Patze, W. Paravicini, Sigmaringen 1991, p. 103-135.
F. Autrand, « La tour Maubergeon à Poitiers, un monument de paix ? », dans Faire mémoire : souvenir et commémoration au Moyen Age, sous la dir. de C. Carozzi, H. Taviani-Carozzi, Aix-en-Provence, PUP, 1999, p. 9-13.
D. Joy, S. Servant « La transformation du palais de Poitiers au XIXe siècle (1783-1912) », dans Revue Historique du Centre-Ouest, 4, 2005, p. 319-323.
D. Joy, « Le palais de Poitiers : architecture d’apparat », Dossier de l’Art, n°107, avril 2004, p. 58-61.
Th. Rapin, Les chantiers de Jean de France, duc de Berry : maîtrise d’ouvrage et architecture à la fin du XIVe siècle, thèse de doctorat sous la dir. de C. Andrault-Schmitt, Université de Poitiers, Poitiers 2010 .
Photographies du monument
Armoiries répertoriées dans ce monument
Poitiers, Palais des comtes (Tour Maubergeon). Armoirie Jean de Berry (armoirie 1)
D'(azur) à trois fleurs de lis d'(or), à la bordure engrêlée de (gueules).
Poitiers, Palais des comtes (Tour Maubergeon). Armoirie Jeanne de Boulogne (armoirie 2)
Mi-parti : au 1 d'(azur), semé de fleurs de lis d'(or), à la bordure engrêlée de (gueules) (Berry) ; au 2 d'(or), au gonfalon de (gueules), frangé de (sinople) (Auvergne).