Sous la puissante tour de clocher qui prend place en avant de la nef de l’église Notre-Dame-de-Paradis à Hennebont, s’ouvre par une haute arcade à redents le porche qui donne accès à la nef. Ses proportions sont monumentalisées par la grande hauteur développée sous une voûte dédoublée à plan barlong. Le traitement subtil des parois latérales est bien adapté à l’effet esthétique recherché : les « arcades hautes et étroites en forme de niches, purement ornementales et non destinées à recevoir un programme statuaire […], séparées par de grêles pilastres » (Bonnet, Rioult 2010, p. 207) accentuent l’effet d’étirement de l’élévation. Le traitement de la sculpture architecturale est soigné, notamment « les moulures [qui] se recoupent et les bases prismatiques se fondant dans une plinthe moulurée en glacis à ressaut, qui témoignent d’un jeu de formes cher au dernier art gothique » (ibid., p. 207). À l’intérieur, des faisceaux de voussures assisées d’une forte base s’élevant de fond sans interruption, encadrent les deux portes jumelles coiffées d’arcs en anse de panier qui ouvrent sur la nef, sous un tympan ajouré d’une baie.
Vue des parois latérales et de la voûte du porche, Hennebont, église Notre-Dame-de-Paradis.
Le décor héraldique de cet intéressant morceau d’architecture, consistant seulement en deux petits écussons en losange lisses et effacés aux écoinçons sous les arcs des portes (armoiries 1 a-b), paraît à première vue anecdotique. Il présente au contraire un vif intérêt, en mettant probablement en lumière un épisode marquant des tensions qui se firent jour dès l’origine du chantier à propos du patronage de l’édifice, et qui opposèrent pendant plus de deux siècles la communauté des habitants de Hennebont aux dames abbesses de Notre-Dame-de-Joye.
Un procès-verbal de prééminences de 1689, diligenté à l’instigation d’une abbesse en conservation de ses droits par fonction dans l’église abbatiale, l’ancienne église Saint-Gilles et Notre-Dame-du-Paradis, renseigne sur les écus effacés : « au-dessus des deux portes entre des tailles en triangle sont deux ecussons sur du tuffeau en rellieff ornés de leur crosse et en lozange chargés de trois pommes de pains deux en cheff et lautre en pointe avec une molette despron en abisme » (Vannes, AD du Morbihan, 60 H 40, procès-verbal de prééminences, 1689, f. 5 ; Constantin 2019, p. 9). Ces armoiries sont attribuables à Marie Omnès de Keroullé qui, avant sa sœur Françoise, occupa la cathèdre abbatiale de 1520 à 1545. Dans le chœur de l’église, les armes de l’une des deux sœurs ornaient la fenêtre basse du pan droit ou du pan coupé au nord, sous celles de France et de Bretagne, confirmant la revendication par les abbesses des « premières préminences après sa Majesté […] dans l’esglise de Notre-Dame d’Hennebond » (ibid., f 1).
Ces éléments étant aujourd’hui inapparents, l’identification formelle des meubles du blason et l’indication des crosses abbatiales disparues, attestent sans ambiguïté que les écussons étaient peints. La mention erronée du tuffeau en est un autre témoignage : tandis que les écoinçons armoriés sont en granite comme les autres blocs du porche, au sein duquel n’est mis en œuvre qu’un seul matériau, les témoins de l’enquête manifestement confondirent la blancheur caractéristique de cette pierre calcaire avec l’apprêt à la chaux vive dont les écoinçons seuls étaient recouverts. Il en subsiste des fragments à leur surface, ainsi qu’à quelques autres pierres, notamment aux choux des archivoltes.
Hennebont, église Notre-Dame-de-Paradis, porche, vue des portes ouvrant sur la nef.
L’examen d’un détail permet de pousser plus loin l’analyse et d’avancer une nouvelle hypothèse. Il est probable que ces écoinçons armoriés monolithes ne soient pas d’origine, mais furent rapportés après coup en cours de chantier, en remplacement de pierres de gabarit similaire qui auraient été démontées, et dont il y a tout lieu de supposer qu’elles n’étaient pas décorées d’armoiries. On observe que les écus en losange sont abaissés et décalés vers le bas de l’écoinçon, leur pointe formant une excroissance qui brise la courbure de l’arc inférieur du bloc. Le dépassement a malencontreusement nécessité de retailler en la bûchant la moulure en listel des deux claveaux sommitaux des arcs des deux portes, et de boucher les interstices par un empâtement de mortier. Ce montage torturé est d’autant moins logique que la forme en losange des écus s’accordant parfaitement à celle triangulaire des écoinçons, il suffisait simplement de les y centrer en leur en faisant épouser le contour, ce qui aurait été au surplus d’un meilleur effet esthétique. On ne peut guère imaginer qu’il s’agisse d’une recherche délibérée ou d’une subtilité technique, car ce serait localement un unicum. On n’en relève pas d’autre exemple au couronnement des portes ou des baies de l’édifice, non plus qu’en aucun monument des environs construit vers la même époque. On en conclue que cette incongruité discrète résulte d’une cause extérieure impérieuse, et que celle-ci intervint après que le niveau des portes et leurs tympans eut été aménagé.
On ne peut comprendre ce repentir qu’à la lumière du bras de fer qui opposa les abbesses de La Joye et les habitants d’Hennebont pour l’enjeu du patronage de l’édifice. Aux origines du chantier, il apparaît que ces derniers voulurent « échapper à la tutelle de l’abbesse » (Mallet 1986, p. 81) et tinrent leurs assemblées paroissiales « non sous son patronage ou en présence d’un de ses représentants » (ibid., p. 81) mais « en la court de l’official de Vannes et d’Hennebont, c’est-à-dire sous le couvert de l’évêque » (ibid. p. 81). Les habitants affirmèrent « leurs droits à contrôler les ressources de la nouvelles chapelle […] et instituèrent un gouverneur et administrateur, […] François Michart » (ibid., p.82). Mais à la différence de sa tante Guillemette de Rivoalen qui la précéda comme abbesse de 1488 à 1520 et avait accueilli avec bienveillance les premiers travaux, Marie Omnès de Keroullé « fit aussitôt preuve d’intransigeance et d’âpreté dans la défense de ses droits » (ibid., p. 82). Tout juste nommée, le 1er janvier 1521 elle révoqua François Michart, qui apparaît comme un prête-nom ayant tenté de pallier « l’absence d’institutions municipales capables de défendre les intérêts des habitants » (ibid., p. 82), puis elle « confia le gouvernement de la chapelle à son frère » (ibid., p. 82). Ce fut le point de départ de « longues procédures judiciaires en 1537, 1576, 1712, qui maintinrent régulièrement dans ses droits financiers et autres l’abbesse qui, vers 1621, repoussa l’offre des habitants de les lui racheter » (ibid., p. 82).
Vue de l’écoinçon armorié sous l’arc en accolade de la porte sud, Hennebont, porche de l’église Notre-Dame-de-Paradis.
Il faut supposer que le conflit qui débuta au premier jour de la décennie 1520 fut la cause du remplacement des anciens écoinçons des portes. Alors que les travaux avaient débuté six ans plus tôt et que la tour commençait peut-être à s’élever, Marie Omnès de Keroullé dut imposer que ses armes fussent empreintes aux portes de la nouvelle construction. Peut-être la communauté paroissiale parvint-elle à repousser ou délayer un temps une exigence hautement symbolique, mais elle fut finalement contrainte de s’incliner et par jugement ou par force, Marie Omnès eut le dessus. La relecture des pièces de procédure de 1537, conservées aux Archives départementales du Morbihan, permettrait peut-être d’apporter des éléments complémentaires (ibid., p. 82, 87). Quoi qu’il en soit, on comprend les raisons qui firent probablement extraire les anciens écoinçons et les remplacer par une retaille : en écornant au propre comme au figuré les portes montées par le maître d’œuvre des habitants, l’abbesse souhaitait y imprimer l’insigne de sa fonction, en timbrant ses armes d’une crosse abbatiale. Mais l’exiguïté de l’espace disponible, et la difficulté d’ajouter à l’extrême pointe d’une pierre triangulaire cet élément au-dessus d’écus en losange sans réduire à l’excès la taille de ces derniers, dut imposer une reprise. On aurait abaissé les écus pour ménager un petit espace suffisant afin de peindre un crosson, nécessitant d’en faire ressortir la pointe. Au moment de réinsérer la nouvelle pierre, il fallut bûcher les angles des claveaux sommitaux de la porte. Pour mieux faire ressortir les armoiries, les blocs furent peints et préalablement enduits à la chaux. Il faut se demander si le choix de laisser lisse la surface des écus ne fut pas délibéré, dans le but d’en raviver régulièrement les couleurs et d’en réactualiser à discrétion les armoiries.
Cet ajout aux forceps des armes de l’abbesse est peut-être l’explication qui pourrait rendre compte de l’absence inaccoutumée d’autre armoirie sur l’enveloppe du monument, celles du roi exceptées sur un unique relief à la tour-clocher : il est envisageable qu’un arrêt de justice ait pu geler tout ajout ultérieur d’armoiries sculptées, ou que les parties en opposition, essoufflées, s’en soient tenu au statu quo. Sans intérêt esthétique, ces deux écussons n’en constituent pas moins un témoignage majeur des origines mouvementées de Notre-Dame-de-Paradis, et signalent peut-être le cas d’un rude conflit de prééminences, d’un type très inhabituel.
Auteurs : Paul-François Broucke, Pierre Laurent Constantin
Pour citer cet article
Paul-François Broucke, Pierre Laurent Constantin, Hennebont, église Notre-Dame-de-Paradis (porche), https://armma.saprat.fr/monument/hennebont-eglise-notre-dame-de-paradis-porche/, consulté
le 09/10/2024.
Bibliographie sources
Vannes, AD du Morbihan, 60 H 40, Fonds de l’abbaye Notre-Dame-de-Joye, procès-verbal de prééminences pour l’église abbatiale Notre-Dame-de-Joye, et les églises paroissiales de Saint-Gilles et Notre-Dame-de-Paradis, 1689.
Bibliographie études
Bonnet, Philippe, Rioult, Jean-Jacques, Bretagne gothique, Paris 2010.
Constantin, Pierre-Laurent, « Des droits d’armoiries dans les églises d’Hennebont en 1689 », Cahiers d’histoire du Vieil-Hennebont, Hennebont 2019.
Le Moing, Jean-Marie, Hennebont, ses origines, son histoire religieuse, Hennebont 1913.
Mallet, Jacques, « Hennebont : remparts et Notre-Dame-du-Paradis », Congrès archéologique de France, Morbihan, 141, Paris 1986, p. 77-87.
Photographies du monument
Armoiries répertoriées dans ce monument
Hennebont, église Notre-Dame-du-Paradis (porche). Armoirie Marie Omnès de Keroullé (armoiries 1a-b)
(D’or à trois pommes de pin d’azur, à la molette de gueules en abîme).