Sibiril, ancienne église Saint-Pierre (tombeau d’Eon de Kerouzéré)
L’église Saint-Pierre de Sibiril, réédifiée en 1767, a été sévèrement taxée « d’aucun caractère » (Couffon, Le Bars 1988, p. 415). Elle n’en renferme pas moins, seul vestige ancien de l’édifice, le gisant et son soubassement armoriés d’un seigneur de Kerouzéré, datant du XVe siècle, dont la qualité d’exécution et l’état de préservation peuvent être qualifiés d’exceptionnels. L’intérêt du tombeau a été immédiatement reconnu dès le XIXe siècle, sa facture évoquant celle des maîtres sculpteurs ayant œuvré sur l’important chantier flamboyant de la collégiale du Folgoët. Pour lui-même ou en comparaison, il a été depuis décrit et commenté d’abondance (Fréminville 1832, p. 81-83 ; Potier de Courcy 1859, p. 23-24 ; Le Guennec 1979, p. 373 ; Lesaulnier 1981, p. 26 ; Copy 1986, p. 140 ; Palissy 1990 ; de Mauny 1993, p. 77 ; Le Seac’h 2014 ; Cordier 2017).
Succinctement présenté ici – on renverra pour le détail à la description exhaustive de Jean-Yves Cordier (Cordier 2017) –, le gisant, en kersanton, figure un homme aux mains jointes en prière, la tête nue cernée d’un bandeau reposant sur un coussin tenu par deux anges. Les pieds appuyés sur un lion rongeant un os, il est revêtu d’une armure et d’une casaque ornée du lion de Kerouzéré (armoirie 1a). Armé d’une épée, d’une dague et d’une seconde épée nue entre les jambes, sa ceinture porte en caractères gothiques le mot breton List List (Laissez, laissez). Le soubassement, appuyé contre un pilier de la nef au côté des pieds vers l’est, est orné exclusivement d’une frise de panneaux héraldiques en bas-relief moulurés sans base ni chapiteau. Elle alterne un écusson triangulaire aux pleines armes de Kerouzéré (armoiries 1c, 1e, 1g, 1i) et des armoiries timbrées (armoiries 1b, 1d, 1f, 1h, 1j) formées d’un écu de Kerouzéré couché sous un grand heaume à tortil avec un volet en capeline, cimé d’une tête et d’un col de cygne. Les cinq compositions timbrées diffèrent par des détails raffinés (forme des voilages, des bourrelets, casque de profil ou aux deux tiers), et se font symétriquement face. On ne relève aucune épitaphe ou inscription.
Une mention de prééminences inédite de 1684 apprend que le tombeau, visible sur trois côtés, prenait place en une chapelle méridionale ouverte sur le chœur de l’ancienne église disparue, et jouxtait un banc armorié : « dans la mesme chappelle [à l’épître] une tumbe enlevée sur laquelle est l’effigie d’un seigneur portant les armes de Querouzeré sur la casaque en buffle d’armes ladicte tumbe chargée et entourrée de neuff écussons en bosse et proche d’icelle un bancq armoyé des armes de Querouzeré et Menfaoutet » (Nantes, AD de Loire Atlantique, B 1755). Du reste de la description, on a le sentiment que l’église devait être de proportions modestes, et remontait au Moyen Âge avec un décor majoritairement du XVIe siècle. Elle comportait un porche où était scellé un relief aux armes des Kerimel, héritiers des Kerouzéré, et le chœur renfermait une plate-tombe chargée de cinq écussons de Kerouzéré (armoirie 1 k-o), selon une configuration courante à la fin du XVe et au XVIe siècles. Plusieurs vitraux datables de la même époque s’ornaient des armes pleines et en alliances de Kerouzéré. On devine que le tombeau devait être l’un des plus anciens et le principal ornement de cet édifice sous la coupe de leur emblématique.
Remonté dans la nouvelle église de 1767, le monument échappa miraculeusement aux destructions de la Révolution. En 1832, Fréminville narre « qu’on l’avait démonté et toutes ses parties avaient été jetées ça et là dans le cimetière […]. Heureusement rien n’était brisé et […] le préfet du Finistère voulut bien […] le faire restaurer […] le tombeau est aujourd’hui parfaitement rétabli dans l’intérieur de l’église » (Fréminville 1832, p. 83).
Depuis cette date, le gisant a été unanimement identifié comme celui de Jean II de Kérouzéré, membre éminent de son lignage. Très favorisé du duc Jean V pour avoir participé en compagnie de son père Éon (ou Yvon) à sa libération après l’attentat de Champtoceaux en 1420, il reçut d’importantes gratifications et fut nommé grand échanson en 1435 (Lesaulnier 1981, p. 23-26 ; Torchet 2003, p. 221). C’est par lui « que se constitua autour de Kerouzéré une seigneurie importante » (Amiot 2009, p. 133), que l’octroi de deux autorisations de fortifier en 1453 et 1459 éleva au rang de châtellenie (ibid.). Jean II entreprit vraisemblablement « le début de la construction [du château] actuel » (ibid.), peu avant sa mort survenue en 1460 (ibid. ; Torchet 2010, p. 221) ou 1461 (Lesaulnier 1981, p. 29). La biographie élogieuse du personnage, sa fortune, l’impulsion qu’il donna à son fief, furent sans doute causes de l’attribution sans discussion qui lui a été faite du tombeau. Enfin la qualité de la sculpture, paraissant relever d’un style dans son épanouissement, put renforcer la conviction d’une datation dans le troisième quart du XVe siècle.
Plusieurs éléments conjugués mettent pourtant à mal une version dont l’argumentaire ne repose que sur des considérations stylistiques friables. En premier lieu, on s’étonne de ce que l’œuvre présumée avoir inspiré le tombeau, le gisant d’un seigneur de Lescouët dans l’église de Boquého (Copy 1986, p. 128 ; Le Seac’h 2014), daté de la fin du XIVe (A.D. Des Côtes d’Armor, 60 J 229) ou du début du XVe siècle (Copy 1986, p. 128, 263), soit paradoxalement si ancienne et de second ordre. Si l’explication avancée – Jean de Kerouzéré a obtenu des rentes sur un fief voisin de Boquého (Copy 1986, p.140) – ne convainc pas, en revanche de nouvelles comparaisons renvoient effectivement vers une estimation haute. Le tombeau de Kerouzéré partage des ressemblances, notamment une inscription sur la ceinture et la jupe de maille découpée à pointes, avec le gisant de Jean de Malestroit mort en 1416, autrefois dans le couvent disparu des Cordeliers de Vannes, dont subsistent des débris (Croix 2006, p. 437-438). On relève d’autres archaïsmes, comme la « façon d’enrouler les pieds [autour du lion couché] et le geste des anges posant leur main […] sur le coussin, [qui] se retrouvent sur […] le tombeau de Guillaume Le Voyer mort en 1415 […] dans l’église de Trégomar » (Le Seac’h).
Les références étant manifestement à chercher vers le premier tiers du XVe siècle, l’attribution du gisant à « un premier atelier du Folgoët (1423-1468) » (Le Seac’h) est acceptable mais imprécise. Elle relève d’une appréciation de la statuaire du Folgoët selon des critères stylistiques intéressants mais malheureusement fondés sur une chronologie erronée du chantier, dont le phasage récemment revisité en détail (Sotin 2014) est resté, hélas, inconnu des auteurs de la dernière synthèse consacrée à l’édifice (Provost, Élégoët 2019). Alors que la classification des statues fait débat et que certains spécialistes estiment que « la documentation disponible montre qu’il est aujourd’hui hasardeux sinon périlleux de l’analyser sans précaution » (Guillouët 2009, p. 172), le gisant de Kerouzéré aurait dû retenir toute l’attention, comme susceptible de par sa nature de fournir une datation précise et fiable. En adoptant une approche méthodologique prudente, c’est bien le gisant qui est à même d’éclairer au mieux la production du Folgoët et non l’inverse. Il est hors de propos de procéder ici à une analyse méticuleuse. On listera seulement quelques traits partagés avec la façon de certaines statues du Folgoët : expressivité réaliste des traits du saint Michel au porche occidental, mèches de la chevelure de la sainte Marguerite au flanc sud de la nef, traitement des plis tuyautés du saint Jean l’Évangéliste dans la grande chapelle au sud et du saint Barthélémy sous le porche, capeline couvrante du heaume martelé à la paroi de la dernière travée de la nef au sud et au droit du porche sud, bouche mignarde et joues pleines de la Vierge à l’Enfant de la fontaine au chevet rappelant les anges à la tête du défunt, etc. Malgré des incertitudes sur l’emplacement originel de certaines statues, la plupart étaient liées au chevet, au flanc sud de la nef, au porche et à la chapelle sud, toutes parties de l’édifice dont le réexamen du chantier a montré l’achèvement dans la décennie 1430 et au début des années 1440 (Sotin 2014, p. 96-99).
État comparatif des visages de la statue de la Vierge à l’Enfant de la fontaine au chevet de la basilique du Folgoët et d’un ange du tombeau de Kerouzéré.
Cette époque étant conséquemment la plus indiquée pour en situer l’exécution, il faut réattribuer l’identité du gisant de Kerouzéré, qui n’est pas celui de Jean II mort en 1460, mais de son père Éon ou Yvon décédé en 1435 (Lesaulnier 1981, p. 21) ou juste avant cette date (Torchet 2010, p. 221). Aux yeux des historiens, les succès du fils ont – un peu trop – éclipsé ceux du père, actif dès la fin du XIVe siècle, sénéchal de Broërec à partir de 1405, président de Bretagne d’au moins 1420 à 1429, sénéchal du comte de Montfort depuis 1420, homme de confiance du duc dans une délicate affaire de malversation du trésor (ibid. ; Lesaulnier, p. 15-21). Époux de Marguerite de Pontantoul dame de Menfaoutet, dont l’héritage devint par la suite un membre majeur de la seigneurie, sa « fidélité […] et les services accomplis lui procurèrent des avantages multiples pour lui et sa famille » (ibid., p. 19). Tous ces éléments font de lui le véritable fondateur du fief.
Cette ré-identification s’éclaire à l’examen de deux éléments du gisant qui n’avaient pas soulevé l’attention : la seconde épée nue entre les jambes du défunt, dont la redondance questionne, pourrait s’interpréter, sous réserve, comme une marque de la fonction de sénéchal. Il faut se demander si ce ne pourrait pas être un emprunt direct à l’œuvre importante du tombeau de Roland de Coatgourheden, sénéchal universel de Bretagne, décédé après 1374 et inhumé dans la basilique de Guingamp, représenté de la sorte.
Détail d’un groupe timbré avec lambrequin aux armes de Kermellec, Sibiril, soubassement du gisant d’Éon de Kerouzéré, vers 1435.
Enfin, il n’a pas été remarqué que sur trois panneaux du soubassement, les volets du heaume – un grand bassinet aux lignes nettes et pures – sont ornés d’armoiries attribuables aux Kermellec (armoirie 2 a-c), une famille d’ancienne chevalerie originaire de la paroisse proche de Plouénan, qui n’a aucun lien de parenté connu avec les Kerouzéré. Ce lien devait pourtant être étroit pour que leurs armes constituent la seule autre référence héraldique du tombeau. Si la généalogie de la tige aînée des Kerouzéré est parfaitement maîtrisée à partir d’Éon, en revanche l’identité de sa mère, épouse de Jean Ier de Kerouzéré, est inconnue. On n’en sait que le prénom, Jehanne, qui est aussi l’un des plus fréquents du patrimoine onomastique des Kermellec, spécialement vers le milieu et la fin du XIVe siècle (Torchet 2010, p. 217). En restant prudent, on a très envie de conclure que Jehanne pourrait être une Kermellec, mère de Éon, dont les armes en présence sur le gisant de son fils s’expliquerait de ce qu’elle aurait pu être une héritière dont le patrimoine aurait favorisé l’émergence des Kerouzéré, jusque là à peu près inconsistants. En corollaire, l’absence des armes de Marguerite de Pontantoul pourrait s’expliquer par le fait qu’elle était encore vivante, survivant une année à son époux (Lesaulnier 1981, annexe III A). Par la suite, les armes de Kerouzéré furent longtemps portées écartelées de Menfaoutet, peut-être depuis le vivant du couple, et ornaient le banc armorié accolé au tombeau.
Vue de la face gauche du tombeau (au sud selon le remontage actuel), Sibiril, église Saint-Pierre.
Vers 1435, le tombeau a pu être commandité par Éon lui-même dans ses dernières années, ou par Jean juste après sa mort. Quoi qu’il en fut, l’installation de cette œuvre de première valeur dans l’église de la paroisse où ne s’élevait encore qu’un modeste manoir, s’apparentait à un acte puissant d’affirmation lignagère et déjà quasi-châtelaine.
La réattribution du gisant de l’église de Sibiril à Éon Ier de Kerouzéré, mort en 1435, ouvre des perspectives importantes pour l’histoire de la sculpture au XVe siècle en Bretagne. Elle offre pour la première fois la datation absolue d’une création de l’un des artistes ayant œuvré sur le chantier du Folgoët à son apogée, contribuant à étalonner la production de l’influent foyer léonard. Elle offre également un précieux point de repère pour l’étude de l’art héraldique dans ses meilleures années au sein du duché, en particulier pour ce qui regarde la forme des compositions timbrées avec heaume, tortil et lambrequin, dont l’estimation chrono-typologique est toujours malaisée.
Auteur : Paul-François Broucke
Pour citer cet article
Paul-François Broucke, Sibiril, ancienne église Saint-Pierre (tombeau d’Eon de Kerouzéré), https://armma.saprat.fr/monument/sibiril-eglise-saint-pierre-gisant-deon-de-kerouzere/, consulté
le 23/11/2024.
Bibliographie sources
Nantes, A. D. de Loire Atlantique, B 1755, aveu de 1683 par Yves du Poulpry pour la baronnie de Kerouzéré, avec relevé des prééminences en l’église de Sibiril.
Saint-Brieuc, A. D. des Côtes d’Armor, 60 J 229, Fonds Frotier, Armorial monumental breton, carnet de croquis, f. 23.
Guillouët, Jean-Marie, « Le Folgoët, collégiale Notre-Dame », Congrès archéologique de France, 165e session, Finistère, Paris 2009, p. 167-176.
Le Guennec, Louis, Le Finistère Monumental, 1, Morlaix et sa région, Quimper 1979.
Lesaulnier, Hélène, La seigneurie de Kerouzéré au bas Moyen Âge (1378-1540), mémoire de maîtrise sous la direction de Jean Kerhervé, 2 vol., Université de Bretagne Occidentale, 1981.
Le Seac’h, Emmanuelle, Sculpteurs sur pierre en Basse-Bretagne, les ateliers du XVe au XVIIe siècle, Rennes 2014.
de Mauny, Michel, Le pays de Léon, Mayenne 1993 (rééd.).
Potier de Courcy, Pol, « Itinéraire de Saint-Pol à Brest », Revue de Bretagne et Vendée, 6, 2, 1859, p. 17-42.
Provost, Georges, Elégoët, Louis, Le Folgoët, un sanctuaire d’exception, Spézet 2019.
Sotin, Aziliz, La basilique Notre-Dame du Folgoët : un grand chantier breton du règne de Jean V, mémoire de master sous la direction de Yves Gallet, Université de Bretagne Occidentale, 2014.
Torchet, Hervé, Réformation des fouages de 1426. Diocèse ou évêché de Léon, Paris 2010.
Photographies du monument
Armoiries répertoriées dans ce monument
Sibiril, ancienne église Saint-Pierre (tombeau d’Eon de Kerouzéré). Armoirie de Kerouzéré (armoirie 1a)
De (pourpre) au lion d'(argent).
Attribution : Kerouzéré Eon (alias Yvon) de
Position : Intérieur
Pièce / Partie de l'édifice : Chapelle
Emplacement précis : Côté sud
Support armorié : Gisant
Structure actuelle de conservation : Sibiril, église Saint-Pierre