La construction de la fontaine de Beaune-Semblançay, située à proximité de l’hôtel de Beaune, s’inscrit dans un effort de réorganisation hydraulique entrepris à Tours par les pouvoirs municipaux et royaux afin d’assainir la ville médiévale. Dès 1506, le maire Henri Bohier et Jacques de Beaune, alors commissaire pour la distribution des eaux, entreprennent d’importants travaux pour détourner plusieurs sources depuis les hauteurs de Saint-Avertin (Salamagne 2012, p. 114). Ces interventions considérables de canalisations, achevées en 1510 (Spont 1895, p. 104), sont largement financés par Jacques de Beaune, qui avait été maire de la ville de 1498 à 1499, et qui sera ensuite général des finances de 1511 à 1518, puis surintendant des finances de 1518 à 1524. Des six fontaines de style Renaissance élevées dans le cadre de cette opération, seule celle commandée par Jacques de Beaune en 1511 pour orner son hôtel particulier a été préservée, bien que déplacée à plusieurs reprises au cours de son histoire. Initialement située à proximité de l’hôtel de Beaune, elle fut démontée en 1777 pour permettre le percement de la nouvelle rue Royale (aujourd’hui rue Nationale), puis remontée en 1820 sur la place du Grand-Marché, qui possédait déjà sa propre fontaine. Classée monuments historiques en 1886 (base POP), elle fut replacée au milieu du jardin de Beaune en 1958 (Jeanson 1973, p. 67). Si les déménagements successifs n’ont pas causé de dommages majeurs à la fontaine, elle a néanmoins été vandalisée en 2012 lorsque des individus sont montés sur la colonne en en brisant la partie sommitale sur plus d’un mètre (Gendry 2012).
Tours, fontaine de Beaune. Paris, BnF, dep. des estampes et de la photo, VA-37 (6), H126469.
La fontaine se compose d’un fut pyramidal à quatre côtés, d’une hauteur de 4,20 mètres, entouré d’un bassin octogonal. Toutes les surfaces présentent un riche ensemble d’armoiries, que nous savons avoir été initialement peintes, qui célèbre le roi Louis XII, la reine Anne de Bretagne, la ville de Tours et Jacques de Beaune. Le passage du temps, ainsi que l’action de l’eau sur la pierre a érodé certaines surfaces, perturbant la lecture de certains éléments, notamment de ceux héraldiques, qui peuvent cependant être reconstitués sur la base des descriptions et des relevés anciens. Nous allons déchiffrer ce décor en adoptant un sens de lecture descendant, en procédant de la partie supérieure à la partie inférieure du monument, que nous détaillerons en cinq registres distincts, chacun formé de quatre face qui seront désignée par une lettre.
Tours, fontaine de Beaune.
La partie supérieure de la fontaine, détruite depuis 2012, est détaillée dans la première description connue du monument par Thibault Le Pleigney (ou Lepleigney) (1496-1567), qui l’a observée de ses propres yeux peu après son élévation (Le Pleigney 1861, p. 11), et apparaît aussi sur une lithographie plus récente de Pierre Langlumé (1790-1830) (Paris, BnF, dep. des estampes et de la photo, VA-37 (6), H126469), qui devra cependant être considérée avec précaution. Celle-ci semble en effet s’appuyer largement sur la description fournie par Le Peligney puisqu’elle présente des éléments qui n’étaient plus visibles au début du XIXe siècle. C’est notamment le cas des sculptures en bronze doré qui ornaient la partie sommitale et que nous savons avoir été fondues déjà en 1562 par les protestants (Spont 1895, p. 104, note 2) : sur la pointe, ornée de fleurs de lis, était placée une Crucifixion avec la Vierge et Marie-Madeleine au pied de la croix, positionnées sur une couronne, symbolisant le pouvoir royal. Le registre suivant, encore visible aujourd’hui, présente des hermines sculptées en saillie sur les quatre coins du fut, faisant référence aux armes de Bretagne. Les lettres L, pour Louis XII, et A, pour Anne de Bretagne, s’alternent le long du pourtour de la fontaine. Les deux lettres A (faces B et D) sont encadrées par la cordelière, devise de la reine depuis qu’elle créa l’ordre de la Cordelière en 1498, le seul fondé par une femme (Hablot 2004).
Armoirie et devise de Anne de Bretagne. Tours, fontaine de Beaune.
Juste en-dessous d’une frise d’oves, les écus de Louis XII et d’Anne de Bretagne se relaient avec leurs lettres emblématiques. Ainsi, sur les faces A et C, les armoiries du roi (armoiries 1a-b), bûchées lors des Guerres de Religion ou à la Révolution, sont timbrées d’une couronne et entourées du collier de l’ordre de Saint-Michel. Sur les faces B et D, les armoiries de la reine (armoiries 2a-b), également surmontées d’une couronne, sont encadrées de la cordelière. Une fois de plus, seules les fleurs de lis ont été bûchées, à la fois dans les écus aux armes du roi et dans ceux aux armes de la reines comme il arrive souvent pour les armoiries d’Anne, particulièrement en Bretagne où les révolutionnaires se sont principalement attaqués aux armes de France tout en préservant les hermines. Ces sculptures en bas-relief reposent sur trois niveaux de moulures : les deux premiers sont décoratifs tandis que le troisième présente la cordelière, rappelant ainsi directement la personnalité d’Anne de Bretagne.
Armoirie et devises du roi. Tours, fontaine de Beaune.
Plus bas, le registre surmonté d’un abaque aux volutes ioniques est dédié à la ville de Tours, comme l’indique le fait que les armoiries de la cité sont sculptées sur chacune des faces, soutenues par un ruban (armoiries 3a-d). Nous pouvons observer que même dans ce cas les fleurs de lis du chef ont été systématiquement bûchées sur les quatre écus, alors que les armoiries de la ville résultent totalement grattées seulement dans les écus sculptés sur les faces B et C. Les armes du commanditaire Jacques de Beaune ornent les quatre faces du premier niveau (armoiries 4a-d) : disposées sur un bandeau mouluré, elles émergent de la tige d’une plante aux pétales qui forment des volutes.
Enfin, chaque côté du bassin octogonal arbore un décor différent, mêlant des couronnes végétales, des médaillons, des rinceaux et des rubans, à l’intérieur desquels l’on discerne encore les vestiges d’écus totalement arrasées et désormais illisibles, qu’on a imaginé avoir porté les armes de Jacques de Beaune (Jeanson 1973, p. 68) (armoiries 5a-h). En effet, même si cette hypothèse ne s’appuie sur aucune source documentaire, il n’est pas impossible que les armes du commanditaire aient été sculptées à cet endroit, étant donné que la fontaine présente clairement les éléments héraldiques et emblématiques dans un ordre hiérarchique qui réserve au roi et à la reine les parties supérieures du monument. Cette hiérarchie des pouvoirs est perceptibles sur toute la hauteur de la fontaine où, dans la partie supérieure, l’autorité religieuse et royale se mêlent. Tout d’abord, Dieu surplombe l’ensemble par la présence de la Crucifixion, suivi directement du pouvoir royal symbolisé par la couronne qui encercle la base de la croix, ainsi que par les fleurs de lis, les lettres emblématiques, les hermines et les écus du roi et de la reine, chacun entouré du collier de l’ordre auquel il appartient. Ensuite, vient le pouvoir édilitaire représenté par les armoiries de la ville, suivi du pouvoir personnel du commanditaire affiché dans le registre inférieur. Il serait donc surprenant de trouver les armes royales sur la partie la moins noble de la fontaine.
Armoirie de la ville de Tours. Tours, fontaine de Beaune.
Ce programme héraldique raffiné est mis davantage en exergue par la richesse et la complexité du vocabulaire ornemental déployé, qui puise directement son inspiration dans la Renaissance italienne. Alors que les écus de Louis XII et Anne de Bretagne adoptent une forme légèrement pointue, héritée de la tradition médiévale avec seulement une accolade en chef, les écus en chanfrein de la ville de Tours et de Jacques de Beaune, chacun avec leur propre découpe de cuir, rappellent clairement les formes expérimentées en Italie. Cette contamination avec l’art italien s’explique par le fait que la fontaine de Beaune a été réalisée par des artistes que l’on trouve impliqués dans d’autres chantiers contemporains marqués par la même culture formelle. Cela se fait évident lorsqu’on observe la bande d’oves moulurés dans la partie haute du monument, identique à l’une des frises de l’entablement du relief représentant saint Georges combattant le dragon, sculpté en 1508 par le sculpteur français Michel Colombe et l’italien Jérôme Pacherot (Girolamo Paciarotto) pour le château de Gaillon (Normandie) (Paris, musée du Louvre, inv. N 15013 ).
Armoirie de Jacques de Beaune. Tours, fontaine de Beaune.
Et c’est justement du chantier de Gaillon, véritable laboratoire artistique mêlant maîtres français et italiens (Chirol 1952), qui est issu le fontainier Pierre de Valence responsable, à partir de janvier 1507, des travaux de canalisation à Tours (Salamagne 2012, p. 114), dont l’avancement est connu grâce aux registres des comptes de la ville (Tours, AM, BB registre 14, Délibérations, fol. 355). Ceux-ci nous apprennent aussi que les marbres utilisés pour la fontaine avaient été offerts par Jacques Beaune – ils provenaient de Gênes, où le commanditaire s’était rendu en 1509 (Spont 1895, p. 104) – et que Michel Colombe avait participé aux discussions sur le projet de la fontaine lors des assemblées du 30 avril et 23 juin 1509, même si le monument fut sculpté par ses neveux et proches collaborateurs, Bastien et Martin François (Grandmaison 1870, p. 207). Ce dernier est notamment connu pour avoir été le maître maçon de l’église Saint-Martin de Tours, dont le cloître s’inscrit parfaitement dans les chantiers de la première Renaissance tourangelle (Chevalier 2012, p. 34). Les frères François ont été assistés du peintre et vitrier Jean de l’Eschallier (Leschallier), dit le Miste pour peindre toutes les armoiries de la fontaine (Grandmaison 1870, p. 207), celui-ci connu également pour avoir été le peintre du Dauphin, François III de Bretagne (1518-1536), et pour avoir réalisé les écussons fixés aux torches lors des obsèques du maire de Tours en 1516 (Girault 2012, p. 125).
Dès lors, Jacques de Beaune, en s’entourant d’artistes renommés qui avaient travaillé sur les grands chantiers tourangeaux du début du XVIe siècle, associe sa personnalité aux innovations ornementales de la Renaissance. Devenu général des finances en 1511, il a probablement voulu marquer immédiatement son ascension par l’érection de la fontaine, dans laquelle sa toute nouvelle notoriété transparaît à travers le riche décor emblématique, témoignant de son engagement envers la ville, et plus encore envers le pouvoir royal.
Auteur : Sarah Héquette
Pour citer cet article
Sarah Héquette, Tours, fontaine de Beaune-Semblançay, https://armma.saprat.fr/monument/tours-fontaine-de-beaune-semblancay/, consulté
le 23/11/2024.
Bibliographie études
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Chirol Elisabeth, Un premier foyer de la Renaissance en France : le château de Gaillon, Rouen-Paris 1952.
Gendry Christophe, « Un joyau de la Renaissance victime des vandales », La Nouvelle République, 31/8/2012.
Girault Pierre-Gilles, « Organisation professionnelle et réseaux d’artistes à Tours vers 1500 : l’exemple du métier des peintres », dans B. de Chancel-Bardelot, P. Charron, P.-G. Girault, J.-M. Guillouët (dir.), Tours 1500 : capitale des arts, catalogue de l’exposition (Tours 2012), Paris 2012, p. 121- 132.
Grandmaison Charles-Louis, Documents inédits pour servir à l’histoire des arts en Touraine, Paris 1870.
Hablot Laurent, « Pour en finir, ou pour commencer, avec l’ordre de la Cordelière », dans D. Lepage (dir.), Pour en finir avec Anne de Bretagne ?, actes du colloque (Nantes 2002), Nantes 2004, p. 47-70.
Jeanson Denis, Sites et Monuments du Grand Tours, Tours 1973.
Le Pleigney Thibault, La décoration du pays et duché de Touraine, éd. A. Galitzin, Tours 1861.
Salamagne Alain, « Tours, ville royale vers 1500 », dans B. de Chancel-Bardelot, P. Charron, P.-G. Girault, J.-M. Guillouët (dir.), Tours 1500 : capitale des arts, catalogue de l’exposition (Tours 2012), Paris 2012, p. 111-114.
Spont Alfred, Semblançay (?-1527). La bourgeoisie financière du début du XVIe siècle, Paris 1895.
Photographies du monument
Armoiries répertoriées dans ce monument
Tours, fontaine de Beaune-Semblançay. Armoirie Louis XII (armoirie 1a)