Les deux fragments de carreaux en faïence émaillée, actuellement conservés dans les réserves du Musée Sainte-Croix de Poitiers, ont été découverts en juillet 1902 dans des « décombres provenant des aménagements intérieurs » du palais des comtes : l’un a été repéré rue de la Regratterie, l’autre dans les gravats de même provenance qui avaient été déjà dispersés dans la ville et que le père Camille de la Croix avait fait expressément rechercher et fouiller (Dupré 1901-1903, p. 459). Donnés à la Société des Antiquaires de l’Ouest, ils furent exposés dans une vitrine du musée rassemblant des autres fragments de poteries (Solon 1907-1908, p. 83). Les armes reproduites sur la face principale (armoiries 1, 2) – d’azur semé de lis d’or, à la bordure engrêlée de gueules – confirment qu’ils appartenaient au carrelage d’une des salles aménagées par Jean de Berry dans la tour Maubergeon à l’occasion du renouvellement de l’édifice effectué entre 1385 et 1390 (le duc utilisait soit des armes à l’« ancien » semé de lys, soit à trois lys ou, exceptionnellement, à une seule fleur de lys ; Gauchery 1921, p. 196).
Carreau aux armes de Jean de Berry. Poitiers, Musée Sainte-Croix (du Palais des comtes).
Ils sont réalisés dans la technique de l’émail stannifère et du décor mordoré, selon l’usage des carreaux persans et arabes : bien que leur surface soit abimée, la légère irisation de l’email stannifère révèle la trace du lustre doré qui avait été posé sur l’email blanc (Magne 1904-1906, p. 123 ; Amigues 1992, p. 142). Les deux fragments ne faisaient pas partie de la même pièce (Fombeure, Dehlinger 1940, p. 282; contrairement à ce que pensait Dupré 1901-1903, p. 465-466) mais appartenaient à deux carreaux tout à fait identiques, de forme ronde (environ 20 cm de diamètre) et ornés chacun de quatre lis (Fombeure, Dehlinger 1940, p. 285), manifestement destinés au même ensemble.
Leur réalisation peut être mise en relation avec la présence de Jehan de Valence « sarrasin » d’Espagne dans le chantiers du duc, entre novembre 1384 et février 1387 (Favreau 1978, p. 221 ; Id. 1991, p. 115). Installé dans la ville pictave en novembre 1384 (Norton 1984, p. 156), Jean était très probablement parmi les trois potiers « sarrasins » qui avaient été envoyés à Jean de Berry par le duc de Gérone en mai 1382 afin d’exécuter les pavements de ses demeures (Amigues 1992, p. 142). Au XIVe siècle les villes espagnoles de Valence, Manises et Malaga étaient en effet des centres célèbres pour la production de faïences, grâce à la présence d’ateliers moresques. Avant de s’installer à Poitiers Jean de Valence avait très probablement travaillé aux pavements du palais ducal de Bourges, où il était arrivé à la fin de l’année 1382 (Bon 2000, p. 56-64). La découverte de certains fragments de carrelage aux armes de Jean de Berry, très semblables à ceux conservés à Poitiers, confirme le parcours de l’artiste (Fombeure, Dehlinger 1940, p. 291). Enfin, d’autres fragments de pavement décorés aux armes et devises de Jean de Berry (ours, cygne, etc.), attribués à la même équipe et datés de 1384 (Bon 1992), ont été retrouvés au château de Mehun-sur-Yèvre, une autre résidence du prince située à quelque kilomètres de Bourges (Bon 1992 ; Amara et alii 2005).
Carreau aux armes de Jean de Berry. Poitiers, Musée Sainte-Croix (du Palais des comtes).
Les maîtres « maures » étaient d’ailleurs réputés pour la céramique dorée, une technique qui était très appréciée à l’époque mais qui n’était pas du tout maîtrisée par les potiers locaux. L’intérêt de Jean de Berry pour ces ouvriers céramistes pouvait donc bien avoir été dicté par la volonté d’avoir des carreaux de pavement qui reproduisaient de façon « réaliste » ses armes, ce qui ne pouvait pas être assuré par les carreaux bicolores traditionnels en terre cuite peinte (Mérindol 2006, p. 36). La reproduction de l’armorie de Berry comportait donc la réalisation d’un fond au cobalt (bleu-foncé), les lys mordorées (oxyde métallique de cuivre réduit) et la bordure engrêlée de gueules à l’oxyde violet de manganèse (Amigues 1992, p. 145). L’achat des matériaux nécessaires à la réalisation de ce type de carreaux a été enregistrée dans livres de comptes des années 1384-1386. Cela confirme donc soit la production sur place des carreaux retrouvés en 1902, soit leur emploi dans les salles du palais (Champeaux, Gauchery 1894, p. 13-14, 114; Dupré 1901-1903, p. 461 ; Magné 1904-1904, p. 118-122). D’après les annotations comptables nous apprenons que les « carreaux poins aux armes et devises de mondit seigneur » furent produits par Jehan de Valence et son équipe de travailleurs locaux « en l’oustel de Vivonne », près de l’église Sainte-Radegonde, où les fours avaient été installés en novembre-décembre 1384 (Magné 1904-1906, p. 118). Les carreaux produits dans ce lieu, à partir de janvier 1385, étaient destinés à « paver les chambres et sales dudit chasteau de Poitiers » et – même si les documents ne l’explicitent pas – vraisemblablement du palais (Magné 1904-1906, p. 120, 122).
Leur mise en œuvre allait alors renouveler l’ornementation emblématique de l’édifice dont les pièces avaient déjà été probablement ornées dans les siècles précédents de motifs héraldiques : des carreaux aux armes d’Alphonse de Poitiers – probablement le dernier à avoir habité l’édifice – en recouvraient le sol, et, peut-être, des motifs héraldiques avaient été réalisés dans les peintures murales executées par Philippe Buzuti en 1308 (« Peintres romains » 1887, p. 632) (Favreau 1971, p. 44-45). On devrait donc imaginer que le sol des chambres aménagées à la fin du XIVe siècle était couvert par les armes et les devises de Jean de Berry, tels le cygne navré, l’ours, le mot « Oursine le temps venra » très souvent condensé dans le chiffre formé par les lettres VE entrelacées. Il est plus difficile de reconnaître les salles qui étaient ornées de ces apparats. Même si les riches pavements de faïence armoriés étaient plus fréquent dans les chapelles, ils étaient aussi employés dans d’autres pièces de palais et maisons nobles. Il semble toutefois possible d’exclure qu’ils étaient destinés à couvrir le sol de la grande salle (comme le pensait Solon 1907-1908, p. 83-86), vu que d’autres supports étaient en général utilisés pour les espaces publics (Mérindol 2006, p. 38).
Auteur : Matteo Ferrari
Pour citer cet article
Matteo Ferrari, Poitiers, Palais des comtes (carrelage), https://armma.saprat.fr/monument/palais-de-comtes-poitiers-carrelage/, consulté
le 03/12/2024.
Bibliographie études
« Peintres romains pensionnaires de Philippe le Bel », dans Bibliothèque de l’Ecole de chartes, 48, 1887, p. 631-632.
A. de Champeaux, P. Gauchery, Les travaux d’art exécutés pour Jean de France, duc de Berry, Paris 1894.
L. Dupré, « Les carreaux émaillés du Palais de Justice de Poitiers au XIVe siècle », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 9, 1901-1903, p. 459-469.
L. Magne, Le Palais de justice de Poitiers. Etude sur l’art français au XIVe et au XVe siècles, Paris 1904.
L. Magne, « Sur les carreaux à émail stannifère du Palais de Jean de Berry », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 10, 1904-1906, p. 116-125.
M.L. Solon, « The lustred tile pavement of the Palais de Justice of Poitiers », dans Burlington Magazine, 12, 1907-1908, p. 83-86.
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Photographies du monument
Armoiries répertoriées dans ce monument
Poitiers, Palais de comtes (carrelage). Armoirie Jean de Berry (armoirie 1)
D’azur à trois fleurs de lis d'(or), à la bordure engrêlée de (gueules).
Attribution : Berry, Jean de
Position : Intérieur
Pièce / Partie de l'édifice : Inconnue
Emplacement précis : Inconnu
Support armorié : Carrelage
Structure actuelle de conservation : Poitiers, Musée Sainte-Croix, réserves