Le château de Suscinio, localisé dans la presqu’île de Rhuys dans la commune de Sarzeau (Morbihan), sert de résidence aux ducs de Bretagne depuis le XIIIe siècle (Vincent, Dubois 2017, p. 317-322). Il comprend alors un grand logis princier au nord, détruit à la fin du XVe siècle (ibid., p. 325-326) et fouillé depuis 2013, un parc de chasse délimité par un mur d’enceinte et une chapelle hors les murs, au sud, fouillée en 1975, dont le pavement, redécouvert en intégralité, présente un riche décor ornemental en partie héraldique (André 2012, Mérindol 2012), à l’image de celui dont on retrouve des fragments dans le logis nord (Vincent, Dubois 2017, p. 304). Le complexe fortifié est augmenté à la fin du XIVe siècle par un logis châtelet à l’est, construit par le duc Jean IV (1364-1399) (ibid., p. 322-323), et par le logis ouest attribué, au duc Jean V (1399-1442).
Le logis est, daté vers 1380, est réalisé après le retour d’exil de Jean IV. Cette période est marquée par un renouveau emblématique du prince, qui fonde notamment un ordre de chevalerie, celui de l’Hermine, inspiré de l’ordre anglais de la Jarretière. Durant la seconde partie de son règne, toute une série de logis princiers sont mis en chantier, à Dinan ou encore à Vannes, avec la construction du château de l’Hermine. La présence du duc à Suscinio, relevée à partir de l’itinéraire (partiel) retracé par Michael Jones (1980, p. 55-73), ne permet pas de dater avec précision les travaux du logis est, puisque l’ancien logis nord est encore en place. On relève toutefois une présence assez régulière de la famille ducale dans les décennies 1380-1390, qui confirme la place importante de ce château au sein des résidences ducales.
Même si l’histoire du site est marquée par de nombreux travaux d’entretien et de restauration, dont on ignore bien souvent la nature mais qui concernent régulièrement la toiture (Vincent, Dubois 2017, p. 55-115), ceux-ci n’empêchent pas le château de tomber dans un état de dégradation avancé, jusqu’à son acquisition par le département du Morbihan en 1965. Commence alors une importante campagne de consolidation et de restauration qui dure jusqu’en 1984 pour le logis est (ibid., p. 44-45), et qui ne semble pas avoir impacté le décor du bâtiment, comme on peut le voir sur de nombreuses photos d’archives (POP).
Sarzeau, château de Suscinio, logis est.
Malgré tout, les pertes en la matière sont sûrement importantes du fait que le château sert de carrière de pierre au XIXe siècle. On signale alors des sculptures détruites (Bougouin 1869, p. 479), mais aussi des vestiges héraldiques dont la localisation reste floue comme certaines croisées de fenêtres probablement du logis ouest, ornées d’écus « rongés par le temps ou mutilés par la main des hommes, indiqu[a]nt l’appartement ducal » (Kermainguy 1880, p. 302) (armoiries 1a- ?). Elles dataient vraisemblablement vers 1530, quand l’édifice a été remodelé. Lors de sa visite en 1636, Dubuisson-Aubenay signale également la présence des armes de Châteaubriant dans la chapelle intérieure (armoiries 2a- ?) mais aussi « contre les murailles du dedans » (Dubuisson-Aubenay 1898, p. 167) (armoiries 2b- ?). Elles aussi devaient vraisemblablement dater des travaux réalisés dans les années 1530. Rattaché au domaine royal en 1531, Suscinio est en effet cédé à Françoise de Foix († 1537), comtesse de Châteaubriant de 1532 à 1537, puis à son mari, Jean de Laval-Châteaubriant, de 1537 jusqu’à sa mort en 1543 (Vincent Dubois 2017, p. 59-60). Il serait donc possible de rattacher ces décors (y compris ceux aux armes de Châteaubriant) à des travaux qui auraient été ordonnés ou financés par François Ier en 1534, touchant à la reconstruction partielle du logis ouest (ibid.).
Sarzeau, château de Suscinio, décoration emblématique du châtelet d’entrée.
Ajouté à la chapelle hors les murs, l’ensemble castral dispose donc au XVIe siècle d’un important marquage héraldique, qui s’ajoute aux éléments armoriés déjà distribués à d’autres endroits du complexe fortifié, tout en intégrant la lecture. C’est surtout la porte du châtelet qui avait bénéficié du plus gros investissement tant sur le plan emblématique que sur celui symbolique, en raison de l’importance de celle que les documents appellent la « porte neuve » de Suscinio (Nantes, AM, II 120), dont la construction avait marqué un changement d’orientation du logis (avec une entrée primitive située à l’ouest), associée à une monumentalisation concrétisée par le pont-levis à flèches et la cour d’honneur. Cette mise en scène est accentuée par la présence d’un décor sculpté entre les flèches juste au-dessus de l’entrée. Le décor en relief est réparti sur cinq blocs disposés sur deux niveaux, encastré dans la façade en moellons. Sous un large larmier, deux écus effacés (armoiries 3-4) sont inscrits dans des quadrilobes à redents, dont l’absence de symétrie ne semble pas significative. Même s’il est possible que la porte ait subi des modifications au XVe siècle (Grand 1914, p. 386), il ne fait pas de doute que le décor sculpté se rattache à la phase de construction de Jean IV, ainsi que le confirme la forme des quadrilobes typique de la du fin XIVe siècle. Aucune trace d’armoiries n’est plus visible sur la surface des écus, mais nous pouvons présumer qu’ils portaient à l’origine les armes du duc, répétées ou en alliance avec celles de la duchesse, dont l’identité varie entre Jeanne Holland (1366-1385) et Jeanne de Navarre (1386-1399) en fonction de la datation de l’ensemble. Cela trouve confirmation dans d’autres décors contemporains, qui attestent le souci de Jean IV d’apposer ses armes sur ses forteresses et plutôt celles du couple ducal dans ses résidences (Lehuédé 2017, p. 8).
Sarzeau, château de Suscinio, décoration emblématique du châtelet d’entrée, détail du bloc sculpté central.
Au niveau inférieur, le décor est formé de trois blocs sculptés. Ceux placés sur les deux côtés présentent deux cerfs colletés en relief : la tête vue de face, ils sont couchés devant un arbre. Même si la dissymétrie des deux cervidés est compliquée à observer à cause des lichens déformant celui de gauche, les différences entre les deux figurations semblent cependant assez marquées, que ce soit dans l’écart de largeur entre les deux blocs, dans la disproportion de l’arbre dans le relief de gauche, dans la posture du cerf, tête penchée, avec les bois peut-être plus épais, l’identifiant éventuellement à un daim (Hablot 2017, p. 275). Les deux animaux sont tournés par courtoisie vers une troisième figure, placée au centre de l’ensemble. Ce relief, beaucoup plus abîmé et désormais difficile à identifier, a dernièrement été interprété comme une figure d’amazone (Cassard 2012, p. 121 ; Hablot 2017, p. 275) ou un portrait équestre du duc (Lehuédé 2017, p. 9-10). Pourtant, peut-être alors moins dégradée, elle est facilement identifiée en 1853 comme « un lion accroupi, portant au col l’écu de Bretagne » (« Rapport sur l’excursion… » 1854, p. 108), tandis que dix ans plus tard, elle est reconnue comme « un griffon ou chimère armée d’une lance » (Rosenzweig 1863, p. 220), lecture qui prévaut encore en 1914 (Grand 1914, p. 386).
Il semble en effet probable qu’un lion était représenté à cet endroit, puisque celui-ci constitue un élément majeur de l’emblématique des ducs de la dynastie Montfort, qui l’utilisent comme cimier et tenant. L’image serait d’ailleurs tout à fait cohérente avec l’iconographie de Jean IV, figurant notamment sur ses monnaies (Jézéquel 1998, num. 244-260) un lion porte-écu, mantelé ou heaumé, dans une mise en scène alors partagée par les grands feudataires du royaume. Jean V reprend ce dispositif dans l’art monumental, comme en façade des cathédrales de Tréguier ou de Quimper, où un lion heaumé porte la bannière ducale. C’est d’ailleurs possiblement cette configuration qui a été adoptée ici, avec un lion couché très allongé, comme on le voit sur la monnaie du gros botdrager (Jézéquel 1998, num. 251). Le lion, qui aurait porté au cou un écu aux armes de Bretagne (armoirie 5 ?), d’après la description du relief réalisée au milieu du XIXe siècle, avait surement la tête garnie d’un heaume tourné à gauche, comme dans la plupart des représentations citées, timbré du cimier des Montfort : un lion entre deux cornes sur un chapeau de tournoi. En plus de l’écu central, dont il semble encore possible de deviner quelque trace au milieu du relief, on pourrait alors deviner la pointe inférieure du chapeau, surmontant le volet du heaume, bien visible sur les monnaies, et, pour finir, voir dans le bourrelet sommital un fragment du lion du cimier, même si ce dernier point ne semble pas très convaincant, en raison aussi de l’absence des cornes. Un examen attentif du relief porterait également à reconnaître, dans l’élément à gauche sous l’écu, une patte levée tenant la base d’une lance, comme l’indiquait déjà Rosenzweig (1863, p. 220), mais il reste difficile d’en suivre le tracé. Faute d’une identification pleinement convaincante, il convient donc de rester prudent à propos de cette figure, même si les hypothèses du lion et du cavalier restent actuellement les deux pistes les plus crédibles.
Gros dit botdrager de Jean IV, dans Bigot Alexis, Essai sur les monnaies de Bretagne, Paris 1857, pl. 24, num. 3.
Si, à l’état actuel des connaissances, même l’hypothèse selon laquelle le relief présentait l’image d’un griffon ne peut pas être évacuée totalement, puisque celui-ci est aussi ponctuellement utilisé comme tenant par Jean IV (Nantes, AD Loire-Atlantique, 10 Fi 254), nous observerons que la présence du cerf dans le décor d’entrée du château renverrait explicitement à la chasse, activité pratiquée à Suscinio dès les débuts de sa fondation, comme en atteste le mur d’enceinte du parc construit par les Dreux. Le cerf est effectivement un animal symbolique régulièrement associé à la noblesse et aux princes à la fin du Moyen Âge (Hablot 2022, p. 201-202). Dans le cas présent, on avait aussi proposé d’y voir un partage emblématique avec la maison de Holland, qui porte comme emblème une biche couchée auprès d’un buisson (Lehuédé 2017, p. 18-19) : le décor serait alors en rapport avec la duchesse Jeanne Holland, épouse de Jean IV, et daterait des années 1379-1385. Cependant une référence à une devise des rois d’Angleterre est également possible, notamment à Edouard III, père adoptif de Jean IV durant sa minorité, ou plus probablement à Richard II et à son white hart, sûrement adopté vers 1390 et abondamment diffusé, en réponse à la devise du cerf volant de Charles VI (ibid., p. 13-17, 20-23). La proximité entre Jean IV et Richard II (demi-frère de Jeanne Holland), très forte à la fin de la décennie 1390, aurait créé une situation propice à un partage emblématique entre les deux princes, dont on pourrait retrouver une trace éventuelle à Suscinio. Nous pouvons également nous demander si le collier porté par les deux cervidés, assez visible sur celui de droite, ne serait pas une ceinture, renvoyant possiblement à l’ordre de la Jarretière (ou à l’ordre ducal ?), dont Jean IV est membre depuis 1375. Cette configuration trouverait un écho avec la devise du cerf des Bourbon colleté de la ceinture Espérance au XVe siècle, même s’il semble que l’ordre anglais n’ait pas été présenté sous forme de collier avant cette même période (Hablot 2001, Devisier, p. 304).
Paris, BnF, ms. Fr. 9346, Chansonnier dit manuscrit de Bayeux, fol. 16v.
Le lien entre le cerf des ducs de Bretagne et la devise anglaise n’est pas prouvé et/ou n’a pas perduré au XVe siècle. C’est ainsi qu’en 1444, François Ier distribue aux membres de son hôtel des badges au cerf ailé, évoquant la devise de Charles VII, réappropriée par le duc, apparenté à la maison de France par sa mère, mais relevant possiblement l’ancienne devise au cerf des Montfort (Hablot 2017, p. 275). Dans un manuscrit de son successeur Pierre II nous retrouvons l’image d’un cerf aptère colleté d’hermine attaché à un arbre avec un ours qui, reprenant presque à l’identique le décor de Suscinio, confirme la portée symbolique de l’animal chez les ducs bretons. Enfin, il convient peut-être de mettre en relation cette image avec les apparitions de cerfs présents dans les récits nationaux relayés par les historiens bretons, notamment ceux relatifs à Brutus, ancêtre fondateur de la Bretagne, ou à sainte Ninnoc, vénérée pour sa protection aux parturientes, dont le culte présent à Rhuys, est peut-être repris par les duchesses accouchant à Suscinio (Le Grand 1901, p. 272-275).
Auteur : Thibaut Lehuede
Pour citer cet article
Thibaut Lehuede, Sarzeau, château de Suscinio, https://armma.saprat.fr/monument/sarzeau-chateau-de-suscinio/, consulté
le 21/11/2024.
Bibliographie sources
Jones Michael, Recueil des actes de Jean IV, duc de Bretagne, Paris 1980.
Jones Michael, Recueil des actes de Charles de Blois et Jeanne de Penthièvre, duc et duchesse de Bretagne (1341-1364), suivi des actes de Jeanne de Penthièvre (1364-1384), Rennes 1996.
Nantes, Archives départementales Loire-Atlantique, 10 Fi 254.
Nantes, Archives municipales, II 120.
Bibliographie études
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Cassard Jean-Christophe, « Suscinio et les chasses des ducs de Bretagne », dans G. Danet, J. Kerhervé, A. Salamgne (dir.), Châteaux et modes de vie au temps des ducs de Bretagne : XIIIe-XVIe siècle, Tours 2012, p. 121-150.
Grand Roger, « Château de Suscinio », dans Congrès archéologique de France (81e session, Brest et Vannes), Paris-Caen 1914, p. 378-400.
Hablot Laurent, La devise, mise en signe du prince, mise en scène du pouvoir : les devises et l’emblématique des princes en France et en Europe à la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat, dir. M. Aurell, M. Pastoureau, Université de Poitiers 2001.
Hablot Laurent, « L’emblématique du cerf au château de Suscinio : nouvelle approche », Bulletin Monumental, 175, 3, 2017, p. 275.
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Jézéquel Yannick, Les monnaies des comtes et ducs de Bretagne, Xe au XVe siècle, Tours 1998.
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Lehuédé Thibaut, « Le relief aux cerfs du château de Suscinio, témoignage d’une tentative emblématique avortée du duc Jean IV ? », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 124, 1, 2017, p. 7-30.
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