Saint-Brieuc, cathédrale Saint-Etienne (chœur et transept)
Les parties orientales de la cathédrale de Saint-Brieuc, incluant le chevet et le transept, ont connu au Moyen Âge de nombreuses transformations architecturales dont l’analyse archéologique est pour le moins délicate. On distingue quatre temps principaux : à un chevet primitif à deux travées droites et une travée tournante desservant une chapelle absidale bâti vers 1180-1200, succéda la construction du transept dans les décennies suivantes, entrepris d’abord à la croisée et au sud, puis au nord.
Au XIVe siècle, le chœur fut reconstruit dans toute son élévation, en conservant les dispositions de l’ancien déambulatoire. Enfin, dans la deuxième moitié du XVe siècle, plusieurs chapelles furent ouvertes par à-coups sur la carole, trois au nord, deux au sud. Si les lignes générales de cette trame se repèrent dans le bâti, leur appréciation exacte se heurte à un enchevêtrement complexe de volumes d’époques et de styles différents, inégalement raccordés, dont la lecture est encore compliquée par certaines reprises du XIXe siècle.
Les sources écrites, rares, rapportées et ambiguës ne permettant pas d’affiner la chronologie, l’historiographie mit de bonne heure l’héraldique à forte contribution. Au sortir de la Révolution, les voûtes du chœur et du transept concentraient l’unique ensemble armorié médiéval bien préservé de l’édifice. Des écussons étaient sculptés aux clés du chœur et aux voûtains « semés dans quelques parties des voûtes et disposés de manière à avoir été évidemment placés là lors de leur construction » (Guimart 1847, p. 587), à la clé de la croisée, aux clés du bras sud et à ses voûtains, « parsemés sur différents points de la voûte elle-même » (ibid., p. 587 ; Geslin de Bourgogne, de Barthélémy 1855, p. 207, 212). Ceux du transept furent perdus après que l’on refit les voûtes « en matériaux légers, fonds en brique et plâtre, et arcs en pierre de Caen » (Couffon 1934, p. 108) vers 1880-1881 ou 1882 (Morvan 1924, p. 216-217). En 1905, les voûtes du chœur étaient déposées, les ogives seules laissées en place, et les armoiries aux voûtains disparurent à leur tour (Morvan 1924, p. 218 ; Couffon 1934, p. 108).
Seuls demeurent aujourd’hui les trois écussons aux clés de voûte du haut vaisseau du chœur, dont deux sont bûchés. Celui de la seconde travée n’est pas identifiable (armoirie 1). Les armes à la clé du rond-point, martelées elles aussi, sont connues d’après une description de 1652 (armoirie 2) : « en la première cleff de la voulte au dessuz du grand autel dudit cœur en relieff les armes de Bretaigne qui sont les hermines en nombre rompu » (AD Côtes d’Armor, 1 E 52, descente de prééminences de 1652). Une expertise de 1759 précise le nombre de mouchetures « en nombre rompu par 3, 2 et 3 » (ibid., procès-verbal de 1759). L’écusson à la clé de la première travée, seul intact, est orné d’une croix pattée et alésée (armoirie 3a). C’est sans doute ce meuble qui lui valut d’être épargné à la Révolution ainsi que les écus disparus aux voûtains et au transept, identiques, par confusion avec la croix du Christ, symbole dont la présence resta tolérée pendant la Terreur. Ce sont pourtant ici des armoiries véritables, répétées en quatre occurrences aux arcs-boutants extérieurs. Trois écussons sont « curieusement fichés » (Couffon 1934, p. 94) en un meneau à l’extrados des volées des deux arcs-boutants au nord (armoiries 3b-c) et à celui encore en place au sud (armoirie 3d), et un quatrième est sculpté au côté ouest de la première volée au nord (armoirie 3e). Il est à supposer qu’un autre écu pouvait orner le deuxième arc-boutant au sud, qui fut diminué après l’aménagement des chapelles de Christophe et Louis de Penmarc’h dans la première décennie du XVIe siècle. On ne relève pas d’autre exemple en Bretagne de cette disposition originale : inclinés vers le bas et l’extérieur, les écussons étaient placés de manière à être bien en vue des passants, même s’il est douteux que les armoiries pussent y être identifiables, du fait de leur faible surface et de la hauteur.
Ces problèmes, et sans doute l’« épais badigeon » qui recouvrait les voûtes du chœur (Geslin de Bourgogne, de Barthélémy 1855, p. 207), sont vraisemblablement causes de l’erreur commise par les premiers historiens du monument, qui crurent reconnaître des armes à la croix gringolée – aux extrémités se terminant par des têtes de serpent – et les identifièrent à tort comme celles de l’évêque Guy de Montfort (1335-1557).
Quelques familles bretonnes blasonnaient d’une croix pattée alésée, parmi lesquelles les Parthenay, dans l’évêché de Rennes (Fabre 1993, t. 1, p. 648-649 ; Paris, BnF, ms. Fr. 4961, f. 256). De ce lignage est issu Jean de Parthenay, doyen du chapitre de Saint-Brieuc (Couffon 1963, p. 38-39). Il fut pourvu d’un canonicat en 1444, était conseiller du duc en 1450, obtint un second canonicat à Rennes en 1451, fut investi du décanat la même année (ibid.), fut pourvu d’un troisième canonicat à Tréguier (Conan Le Bourdennec 1993, t. 1, p. 144), et était en 1483 vicaire général de ce diocèse qu’il dirigea de fait jusqu’à sa mort en 1492 (Couffon 1963, p. 39). Personnage riche et influent, c’est à lui qu’il faut attribuer l’écusson à la première clé du chœur et ceux disparus des voûtains et du bras sud. Leur répétition invite à supposer qu’il pourrait même être l’instigateur direct du voûtement.
La fin de l’épiscopat de Pierre de Laval (1472-1478) ou les premières années d’exercice de son successeur Christophe de Penmarc’h (1478-1505) forment un moment particulièrement propice pour proposer d’en situer l’exécution. Nommé au siège de Saint-Brieuc en 1472, Pierre de Laval fut élevé archevêque de Reims en juillet 1473, mais put conserver Saint-Brieuc en commende pour trois ans, puis à vie, une décision qui fut finalement révoquée en juillet 1476 par le pape Sixte IV, qui nomma Christophe de Penmarc’h à sa place. Pierre de Laval s’engagea dans une querelle pour conserver l’évêché, et la situation s’envenima rapidement en prenant un tour politique sur fond de contrôle d’influence de l’épiscopat breton et d’ingérence française. En 1478, le duc François II écarta les deux prétendants et confia la gestion du diocèse au chapitre. Menacé d’être déposé par le pape, Pierre de Laval s’inclina l’année suivante, mais entre temps Christophe de Penmarc’h tomba en disgrâce auprès du duc. Pierre de Laval en profita pour relancer ses prétentions auxquelles le conseil ducal donna gain de cause. Mais Innocent VIII s’opposa avec la plus grande fermeté à ce nouveau changement et après enquête, Christophe de Penmarc’h fut définitivement restauré dans ses droits à l’été 1485 (Glaz 2008, p. 145-147).
Ces luttes incessantes autour du siège épiscopal, entre 1476 et 1485, et la remise des affaires courantes au chapitre expliquent que Jean de Parthenay aurait pu bénéficier d’une large autorité dans la supervision des chantiers en cours, et accaparer les meilleurs emplacements pour ses armoiries. La position des deux évêques concurrents ayant été un temps compromise, Pierre de Laval étant successivement désavoué de toutes les autorités et Christophe de Penmarc’h affaibli par la perte de son oncle et principal soutien Alain de Coëtivy (ibid., p. 146), il n’est pas impossible que Jean de Parthenay ait pu nourrir des prétentions.
Il faut en tous cas placer le voûtement du chœur et du transept sous son autorité, au sein d’une importante campagne faisant suite à la construction de la chapelle de l’Annonciation à l’angle de la nef et du bras sud du transept. La récente réidentification de son décor armorié atteste qu’elle fut terminée sous Pierre de Laval (Amiot 2016, p. 114-116, 121) : ses armes répétées à trois des six des clés de voûte suggèrent qu’il était encore maître du diocèse, ce qui en orienterait l’achèvement vers 1476 au plus tard (Broucke, à paraître). L’aménagement de cette chapelle eut pour conséquence de bouleverser la distribution des espaces alentour, en particulier au croisillon sud. Pour donner communication avec la travée sud de la chapelle, on perça d’une grande arcade son mur occidental, ce qui nécessita d’en reprendre et consolider toute l’élévation.
La paroi ayant été amincie et le contrebutement affaibli par la suppression du contrefort intermédiaire, il fallut rééquilibrer les poussées, ce qui décida de voûter le bras sud non plus à deux travées comme il était prévu depuis le XIIIe siècle, mais à trois, indexées sur la largeur du bas-côté de la nef. La confirmation archéologique s’en observe sous combles, où le sommet des parois présente les vestiges d’anciens arcs formerets laissés en attente pour deux travées, ainsi que les marques d’arrachement des voûtes de la fin du XVe siècle, à trois travées, presque superposées par celles qui les remplacèrent dans les années 1880 et qui sont toujours en place. Toute la campagne pourrait résulter d’un projet global arrêté d’origine sous Jean Prigent, ainsi que certains indices le laissent supposer (Broucke, à paraître), mais la présence d’échafaudages aurait également pu, par opportunité, motiver la réalisation des voûtes du transept et du chœur. Leur mise en place intervint selon toute vraisemblance pendant la tutelle du chapitre ou dans le temps où Christophe de Penmarc’h n’avait pas encore assis son autorité sur l’évêché, donc avant 1485. Cette datation est cohérente avec ce que l’on sait par ailleurs des aménagements ultérieurs, notamment des chapelles ouvrant sur le déambulatoire.
L’attribution erronée des armoiries de Jean de Parthenay à l’évêque Guy de Montfort (1335-1357) a eu de lourdes conséquences sur l’appréciation de l’histoire et la chronologie du chevet. En 1847, Charles Guimart fut le premier à reconnaître « un écusson chargé d’une croix ancrée [en] pensant que ce sont les armoiries de l’évêque Guy de Montfort » (Guimart 1847, p. 587). L’hypothèse semblait confortée par la présence à la clé de voûte de la croisée d’un écu orné de mâcles (armoirie 4), que Guimart identifia comme « les armes de Geoffroy de Rohan (1370-1375) » (ibid.), personnage évoqué par un ancien catalogue épiscopal comme un autre prélat du XIVe siècle. Ces propositions, reprises en 1855 par les auteurs des Anciens évêchés de Bretagne, furent très amplifiées dans la notice historique de Jules Morvan en 1924. L’auteur porte de nombreuses réalisations au crédit de Guy de Montfort, dont « la part a été grande dans l’achèvement de l’édifice » (Morvan 1924, p. 187), le gratifiant au passage des écus « aux voûtes […] de la nef avant leur réfection » (ibid., p. 188), à tort, la nef ayant été reconstruite vers 1712-1715 (Couffon 1950, p. 17). Dix ans plus tard, René Couffon démontra que Geoffroy de Rohan n’avait jamais été évêque de Saint-Brieuc (Couffon 1934, p. 1934), ce que les dernières recherches ont confirmé (Glaz 2008, p. 7).
L’écusson à la clé du carré (armoirie 4) se rapportait donc à un autre membre de la famille de Rohan, dont les armes ornaient les verrières disparues du chœur, à moins qu’elles n’aient appartenu aux Plédran, dont plusieurs membres assumèrent la charge de capitaine de la cité. Quoi qu’il en fut, reportant son attention sur Guy de Montfort, Couffon crut expliquer le rôle du prélat en établissant une relation avec deux épisodes violents qui se produisirent sous son épiscopat parmi les quatre que la cité eut à subir pendant un demi-siècle en 1346, 1353, 1375 et 1394. En 1346, la ville fut occupée par les Anglais et en 1353, sur fond de lutte intestine entre ses capitaines, un incendie se serait communiqué à la cathédrale au cours d’un combat. Au sein d’un propos émaillé de termes forts – sinistre, incendie, occupation, catastrophe, destruction – René Couffon avança sans preuve que « les troupes anglaise ne laissèrent pas intacte la cathédrale-forteresse et y pratiquèrent des brèches » (ibid., p. 92-93). Il postula que « l’occupation de 1346 et l’incendie de 1353 avaient endommagé l’édifice à tel point que le vieil évêque Guy de Montfort dut entreprendre de toute urgence sa reconstruction en commençant par le chœur » (ibid., p. 94), la clé de voûte de la démonstration, au propre comme au figuré, étant « ses armes sculptées sur l’une des clefs et […] sur les contreforts de l’abside » (ibid.).
Le raisonnement offrait une apparente explication aux reprises architecturales complexes et parfois maladroites de cette zone de l’édifice, qui furent justifiées par « une reconstruction des plus économiques en réemployant les matériaux anciens » (ibid.). Les publications ultérieures de René Couffon consacrées au monument entérinèrent ces conclusions, qui ne furent plus discutées dans la suite. Il est important de les réviser : outre l’attribution erronée des armes de Jean de Parthenay à Guy de Montfort, l’impact des événements de 1346 et 1353, rapportés par le récit d’une source tardive du XVIe siècle, est manifestement exagéré. On ne relève aucune mention explicite de dégâts subis en 1346. Quant à l’incendie de 1353, qui aurait « pris à la tour et à l’église de manière qu’elle fut incontinent arse et brûlée » (Du Bois de La Villerabel 1885, p. 192), on conçoit difficilement qu’il ait pu s’étendre depuis la tour sud ici désignée, jusqu’au chevet. Le chœur actuel n’en porte aucune marque claire, non plus que des dommages occasionnés lors des sièges de 1375 et 1394, qui semblèrent pourtant avoir été plus significatifs.
Rien ne permet enfin d’attribuer la construction du chœur à tel ou tel prélat. S’il ne fait aucun doute que le chœur date effectivement du XIVe siècle, sa datation ne peut être établie que par l’examen des formes et des comparaisons. L’étude en est actuellement en cours, qui établira également des hypothèses nouvelles quant à la structure du chevet primitif (Broucke, à paraître). En résumé, l’étude des voûtes armoriées des parties orientales de la cathédrale de Saint-Brieuc offre un véritable cas d’école illustrant les risques qu’une appréciation inexacte des éléments héraldiques font peser sur l’historiographie d’un monument. Cet exemple prouve la nécessité d’une analyse objective serrée des sources, croisée par un examen archéologique minutieux des vestiges et du bâti.